• Un film dont le personnage principal, le héros, est une femme, ce n’est déjà pas très courant. Imaginez même que ce même personnage principal, féminin donc, ne soit pas joué par une jeune femme de vingt-cinq ans, mais pas une femme de plus de soixante ans, qui est interprété par une actrice de plus de soixante ans, soixante-six, je viens de vérifier sur internet, c’est quand même bien pratique internet, Sônia Braga et que cette femme, un peu âgée donc, a laissé une partie de sa féminité aux mains d’un crabe mais qu’elle n’a pas, toujours pas, entièrement renoncé, ni à séduire, ni à être séduite, ni tout à fait non plus au désir, avouez que la chose est rafraichissante, en tout cas, pour le spectateur que je suis qui est allé voir Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone — did you make coffee et fais comme si de rien n’était quand on te met la main au panier, pretend it’s nothing —, cela fait un bien fou. Sans compter que c’est un vrai plaisir que celui de la scène de la tante Silvia qui reçoit pour ses soixante-dix ans les honneurs d’une déclaration enfantine lors d’une grande cérémonie familiale, non sans se perdre en pensées terriblement érotiques qui datent d’une autre époque de sa vie, à la seule vue d’une vieille commode sur laquelle il s’est passé bien des choses, encore un petit effort et la même femme à cet âge un peu avancée sera filmée, âgée donc, nue et désirante sur cette même commode, un peu de patience sans doute, le film est assez long pour recéler de tels trésors.

    En plus de se donner de tels atouts, d’une telle originalité finalement, Kleber Mendonça Filho, le réalisateur d’ Aquarius , possède un sens très adroit de la narration et de tromper un peu son monde, ses spectateurs, en leur donnant de fausses directions, notamment avec l’apparition à l’écran de trois titres de trois parties, la première assez courte, intitulée, les cheveux de Clara , et qui finalement traite surtout de l’absence des cheveux en question, la seconde, le corps central du film, intitulée le grand amour de Clara , dans laquelle il est surtout question de l’absence de ce grand amour et la troisième, intitulée le cancer de Clara et dont on pourrait redouter qu’il ne soit pas absent. Et ce ne sont pas ces seuls trois cartons intertitres qui sont placés là pour nous tromper et nous gratifier d’un certain plaisir de narration, ainsi le personnage de Clara qui nous est d’abord présenté comme une femme qui allie force et beauté recèle en elle également fragilité, un cancer lui a dérobé un sein ce que l’on apprend de visu à la faveur d’une douche et qui fait l’effet d’une détonation, c’est d’ailleurs plus ou moins une des figures narratives du film, une manière d’anesthésie du spectateur et des surprises saupoudrées au cours de la narration à la lenteur envoutante par endroits, le spectateur d’abord bercé par la lenteur narrative se réveille par sursauts et parfois il serait temps.

    Temps de comprendre que le prétexte narratif du film, son intrigue qui n’en est pas vraiment une, Clara, la soixantaine, est la dernière occupante d’un appartement d’un immeuble désormais vide de ses autres habitants qui ont tous vendu leur appartement à un promoteur qui n’attend plus que le départ de Clara pour raser ce vieil immeuble et construire un immense complexe immobilier, premier projet d’un jeune homme charmant, études en affaires aux Etats-Unis, sourire enjôleur en façade et méthodes mafieuses souterraines, et, incidemment, payer aux habitants partis la part bonifiée qui leur revient, que cette intrigue est surtout le moyen pour Kleber Mendonça Filho de nous raconter une fable brésilienne contemporaine, certes bercée par cette musique de variété incomparable, de la nonchalance en veux-tu en voilà, de la douceur de vivre, mais derrière tant de faux-semblants la cruauté d’une société pacifiée seulement en apparences, mais en fait terriblement raciste et aux injustices sociales frappantes mais enfouies sous un air de musique dansante, et s’il devait y avoir des responsables de cette injustice ce serait justement des personnes comme notre héroïne tellement sympathique et charmante, elle-même victime de ce qu’elle voit comme une injustice, pourquoi lui retirait-on le droit de cette jouissance, celle de l’appartement dont on comprend à demi-mots qu’elle l’a surtout hérité, que cet appartement a toujours été dans la famille au même titre qu’une certaine commode sur laquelle la tante faisait, jeune, des galipettes, c’est dire si on est attaché et à l’appartement et à la commode, le tout donnant sur une plage avec surveillance personnalisée, à force on s’est mis les sauveteurs dans la poche, et le rappel qu’en fait tous les anciens occupants des autres appartements du même immeuble sont en attente pour toucher le fruit de leur vente du départ de Clara est à la fois bref et pas très amène, ni très courtois, donc, oui dans la balance le charme de la belle Clara, de son caractère soit disant bien trempé, tout cela pèse infiniment plus lourd et figure plus au centre du tableau que nombre de petites et grandes injustices qui sont tout autour de cet immeuble, la généalogie des domestiques, celle-là dont on se souvient plus du prénom mais dont on se souvient au point d’en rêver encore aujourd’hui qu’elle avait volé des bijoux, le fils de l’actuelle domestique renversé et tué par un chauffard qui ne sera jamais poursuivi et on devine entre les lignes que le chauffard avait à la fois les moyens de la grosse voiture et sans doute d’un bon avocat, la séparation nette de la plage, entre celle à la surveillance rapprochée et l’autre, par-delà la ligne des égouts qui fait office de délimitation, qui est celle populaire.

    Le tableau d’ Aquarius est un vrai trompe l’œil aux innombrables faux semblants, faux reflets et ombres trompeuses qui relève sans doute d’une description tout à fait magistrale de la société brésilienne telle qu’elle n’évolue pas, entièrement dominée par sa bourgeoisie qui cache sous son charme et sa nonchalance, sa décontraction seulement en apparences, des agissements souterrains qui veillent étroitement au maintien du statu quo social.

    Et le personnage de Clara, qui pose en victime, n’est en rien aussi charmant qu’il s’en donne l’apparence et surtout n’est pas nécessairement la victime qu’elle pense être. C’est d’ailleurs elle qui gagne son bras de fer contre le jeune promoteur, preuve qu’elle n’est pas la figure de la faible femme sans défense et percluse d’injustice.

    La dernière beauté de ce film est sans doute cette dénonciation de mécanismes en toute discrétion au point qu’ils sont à peine apparents, c’est un film qui fait une confiance aveugle en son spectateur, lui donnant quelques indices, juste assez, et qui mise sur sa capacité d’extrapolation. Tout le contraire d’une démonstration. Et la forme gaie de ce film aux thématiques écrasantes est en accord parfait de ce fond à peine dit.

    Exercice #19 de Henry Carroll : Racontez une blague en deux photos

    #qui_ca