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  • C’est dimanche matin dans le monde, c’est d’ailleurs la légende que j’ai choisie pour cette photographie prise avec mon ardoise numérique et qui représente assez simplement la vue de la fenêtre de chez moi.

    Je ne le sais pas encore mais un homme remonte la rue dans laquelle j’habite, au numéro 92, il sonne à toutes les portes et demande si des fois on ne pourrait pas le dépanner de lait en poudre pour son bébé. C’est aussi cela la France de 2016, une France, qui, en définitive, ne prête pas à rire.

    Lorsqu’il arrive chez moi, il sonne, je lui demande de patienter le temps pour moi de descendre à sa rencontre et surtout pouvoir entendre ce qu’il me dit et je me retrouve en présence d’un homme qui est à bout de force, de moral, un homme brisé, un homme qui est parti à la recherche de soutien, un dimanche matin, en fin de matinée, des autres hommes et femmes de la rue dans laquelle il habite. Ben non monsieur je suis désolé, je n’ai pas de lait en poudre pour bébé, longtemps, je ne le lui dis pas, que Madeleine, bientôt 18 ans, Nathan, surtout lui, 16 ans et Adèle, surtout elle, 12 ans consomment des nourritures plus solides et plus consistantes. Mais je comprends bien que la détresse, même si passagèrement, peut être soulagée avec du lait en poudre pour bébé, est au-delà. D’autant que je me souviens très bien qu’il y a différentes graduations dans le lait en question, premier âge, deuxième âge, etc… jusqu’à dix-huit ans où ils ont tendance à préférer des pâtes à la carbonara (avec du parmesan râpé). Il a quel âge votre bébé ? Huit jours. Et sa maman ? Elle ne peut pas lui donner le sein ?, cela ne fonctionne pas du tout. Je me dis, j’imagine, sans mal, que cet enfant, avant que son père ne soit poussé à cette forme très singulière de mendicité — parce que rapidement vient sur le tapis la question du prix exhorbitant du lait en poudre premier âge —, doit hurler toutes les larmes de son petit corps depuis un bon moment, j’en ai presque le vertige. Mon sang finit par faire le tour nécessaire à quelques ébauches de solutions, téléphoner à Clémence, des fois qu’elle en ait du lait en poudre, même si ce n’est pas le bon âge en diluant un peu plus on doit pouvoir soulager cet enfant, mais las, je le sais bien, et Clémence me le dit au téléphone, elle allaite, et d’ailleurs n’allaite presque plus, la petite Sara est passée à d’autres trucs plus consistants, les pâtes à la carbonara avec du parmesan râpé, par exemple. Est-ce que vous voulez que je vous emmène à une pharmacie de garde, les commerces sont déjà tous fermés, en fait c’est la fin de matinée dans ce qu’elle ressemble au début d’après-midi, le dimanche je peine toujours à faire la différence, surtout quand les enfants ne sont pas à la maison, mais en fait non, cet homme a une voiture, il sait où aller, la pharmacie à la Croix de Chavaux à Montreuil, mais le lait est trop cher, je me souviens vaguement que la chose n’était pas ce qu’il y avait de bon marché, à tout hasard, je demande combien coûte une boîte de lait en poudre premier âge, une quinzaine ou une vingtaine d’euros tout de même, je me souvenais de septante ou quatre-vingts francs, ça a dû augmenter un peu quand même, en tout cas, c’est l’ordre de prix, attendez Monsieur, je vais voir de combien je dispose, c’est que de l’argent liquide j’en ai pas toujours des masses sur moi, en vidant mon porte-monnaie, je trouve dix-huit euros que je donne à cet homme qui s’effondre littéralement dans mes bras, me dit qu’il va me les rendre, qu’il habite plus bas dans la rue, à quatre-vingt numéros de chez moi, je lui promets une visite, le supplie de se dépêcher et de bien s’occuper de son enfant, je me sens terriblement malheureux à la place de cet homme, aucun de mes enfants n’a eu à beaucoup attendre que le biberon arrive, j’ai très rarement eu à souffrir des pleurs sonores de mes enfants et les quelques fois où ils étaient, bébés, inconsolables, j’ai essayé de donner à manger, j’ai changé la couche, j’ai promené et cela n’a jamais duré très longtemps, à la réflexion aujourd’hui où ils préfèrent désormais les pâtes à la carbonara , les sushi et la carbonnade flamande, c’est un peu pareil, c’est rare que je les fasse attendre dans leurs besoins quels qu’ils soient, pour la carbonade, ou le tiramisu , je négocie un délai et dans l’ensemble nous nous entendons bien. Quel départ dans l’existence pour cet enfant, huit jours et déjà il connaît la faim. J’en suis dévasté.

    Je tapote sur l’épaule de cet homme, il se jette dans mes bras, je lui dis que cela va aller, qu’il doit se dépêcher, qu’il doit retourner auprès de l’enfant et de sa mère, leur apporter le lait en question.

    Et je me sens comme un con.

    Et c’est curieux, parce que toutes les personnes auxquelles j’ai depuis raconté cette histoire ont presque toutes tiqué, toutes m’ont dit que c’était du cinéma, que cette histoire ne tenait pas la route que je m’étais fait avoir. Que j’étais trop bon, trop con. Et que vingt euros, dix-huit euros et trente cents pour être précis, j’étais fou de les avoir donnés, tu lui as adonné dix-huit euros ?, s’étrangle-t-on.

    Dix-huit euros, c’est à la fois beaucoup et pas beaucoup. C’est une heure et demie de travail pour moi, une heure vingt-trois pour être précis. Autant dire que je peux très facilement travailler une heure et vingt-trois minutes à faire l’informaticien dans une Très Grande Entreprise si cela permet à cet enfant de biberonner les prochains jours, je ne travaille pas toujours de façon aussi utile. Et puis, il arrive que mon travail ne soit pas spécialement harassant, je travaille comme employé de bureau dans un open space, en hiver on a le chauffage et en été la climatisation.

    En revanche je m’interroge, et pas qu’un peu, à propos de la situation de cet homme, de son enfant, de la mère de cet enfant, né aux environs du 15 octobre de l’année 2016, ce jour-là, c’est facile d’en retrouver la trace quand on tient une manière de journal, j’avais rendez-vous chez mon éditeur — j’aime bien dire mon éditeur —, et le soir j’allais à la Philharmonie invité par mon amie Catherine, autant dire que j’étais sur le toit du monde, plus exactement perché sur les lèvres d’un volcan philharmonique dont le Concertgebouw faisait jaillir une lave sonore extraordinaire. Cet enfant né pendant que j’écoutais Wagner et Strauss a désormais faim, et comment se fait-il que son père n’a pas d’autres solutions de repli que de sonner à tous les 80 numéros qui séparent nos deux logements pour quémander du lait en poudre ?

    Alors sans doute que je me suis fait avoir, comme on me dit. Et quand j’en parle à Madeleine que je suis allé chercher au train ce soir, elle, elle me dit pas que je me suis fait avoir, ou que je suis trop con, elle a encore un peu de respect pour son vieux père arthritique, nous évoquons malgré tout la possibilité que ce soit tout de même de la mendicité, ou que l’argent ainsi obtenu n’ait pas servi à acheter du lait en poudre, peut-être même des bières — encore que je dis cela mais cet homme ne sentait pas du tout l’alcool quand il s’est jeté dans mes bras en disant je ne sais quoi avec le mot d’Allah dedans (quand je pense que la charité est un des cinq piliers de l’islam, cela ferait de moi un étonnant bon Musulman, j’en suis assez fier, il faut dire ce qui est, en revanche il ne faudra pas trop m’attendre sur les quatre autres, la prière, le pèlerinage, la profession de foi et le Ramadan , encore que ce dernier je devrais sans doute essayer une fois dans ma vie, et l’essayer ce serait peut-être l’adopter) — et alors, je dis à Madeleine, si cet homme jouait la comédie, c’était très bien joué et quelque part cela mérite salaire.

    En tout cas cet homme a eu cette ressource et je reprends confiance pour l’avenir de cet enfant.

    Et désormais la question pour moi est de savoir si je dois, ou si je ne dois surtout pas, aller rendre visite à cet homme et à sa famille maintenant, dois-je faire preuve d’esprit de suite ou de pudeur ?

    Exercice #21 de Henry Carroll : Couvrez votre écran de ruban adhésif noir. Prenez des photographies toute la journée et ne l’enlevez qu’en rentrant chez vous.

    #qui_ca

    • « Je préfère croire en un âne qui vole que deux frères qui mentent », disaient François d’Assise.
      Que l’histoire de cet homme soit vraie ou fausse n’a aucune importance, c’est à vous que vous avez rendu service. Contre tous ceux qui ont perdu un bout de l’humanité de François d’Assise dans le soupçon systématique.