Ça n’a pas de rapport direct mais sur la relation entre crise et folie collective, je suis tombé sur cet extrait d’un manuscrit de Thomas Mann, daté d’août 1942 (à propos de l’hyperinflation allemande de 1922-23) :
[...] Que précisément la chute du cours du mark n’en soit pas restée à 10 ou 100% mais ait atteint le billion, cela ne s’explique pas par des raisons purement économiques, mais aussi politiques et psychologiques. La tendance allemande à la démesure, son penchant pour le déraisonnable et le catastrophique, dont le monde a fait depuis l’expérience effroyable, est devenue manifeste dès ce moment-là. Tout comme la passivité avec laquelle le peuple allemand accepte de subir ce que ses dirigeants ont considéré comme opportun, et peu importe de quoi il s’agit. Pour au moins une partie de ses dirigeants, pour nombre de très puissants industriels à coup sûr, l’inflation fut une bonne affaire à laquelle ils n’avaient pas intérêt à mettre fin prématurément. [...]
La folie du Troisième Reich s’inscrit dans le droit fil de la folie de l’inflation allemande. De la même façon que les Allemands virent leur monnaie enfler jusqu’au million, au milliard et au billion pour exploser au bout du compte, de la même façon ils virent plus tard leur État enfler pour devenir le Reich de tous les Allemands, l’espace vital, l’ordre européen, l’hégémonie mondiale, et le verront encore éclater au bout du compte. La crémière qui réclamait « cent billions » pour un œuf a perdu alors l’habitude de s’étonner ; et rien depuis n’a été trop fou ou trop cruel pour qu’elle s’en étonne.
(Thomas Mann, Être écrivain allemand à notre époque , Paris, Gallimard, 1996, p 289 s.).
On trouve le même type de raisonnement chez Elias Canetti dans _Masse et puissance_, publié en 1960. Celui-ci va jusqu’à établir un lien direct entre la dévaluation de la vie humaine représentée par l’Holocauste et l’inflation allemande. L’expérience de l’absurdité des chiffres aurait conduit à traiter les calculs de vies humaines avec la même désinvolture que se faisaient les calculs quotidiens du temps de l’inflation.
Je précise que la thèse, si elle donne à penser, est discutable car elle pousse à l’essentialisation, c’est-à-dire qu’elle opte pour la théorie qui veut que le nazisme soit dû à une « exceptionnalité » de la société allemande, à un caractère spécifique de la germanité qui aurait un rapport différent à la vie humaine (voir ce qu’on appelle la théorie du « Sonderweg », c’est-à-dire de la « voie particulière allemande », qui expliquerait le nazisme et les camps d’extermination).