• J – 184

    Un film paradoxal
    Un documentaire de science-fiction
    Un film dans lequel il ne se passe rien, mais de façon fascinante
    Un film politique sans aucune parole échangée
    Un manifeste muet
    Un film sans surprise qui n’en finit pas de surprendre
    Un film qui représente quelque chose que personne ne pourra voir
    Un film apocalyptique sans aucune scène d’action
    Un film catastrophe sans le moindre bruit
    Un film humain sans la moindre figure humaine
    Un film historique sans le moindre fait, sans le moindre événement.
    Un film muet aux très nombreuses réflexions.
    Un film sans le moindre individu dedans et qui tend un miroir au spectateur.
    Un film dont la clef de compréhension est contenue seulement dans le titre du film.
    Un film de voyage sans le moindre mouvement.
    Un film avec des images magnifiques représentant un immense gâchis, des choses laides.
    Un film qui est déguisé en séquenceur, mais dans lequel les infimes mouvements sont importants
    Un film qui n’est d’emblée pas un film
    Un film devant lequel on peut se retrouver fort seul, notamment dans la salle de cinéma.
    Un film à propos de la mort, pas une trace de cadavre
    Un film à propos de la nuit des temps, en plein jour
    Un film dramatique sans acteur
    Un film documentaire sans objet
    Un film d’une grande beauté mais laquelle est futile.
    Un film à propos des images quand ces dernières n’ont plus de spectateurs.
    Un film à propos de l’humanité toute entière avec une dizaine de noms au générique.
    Un film musical en son direct
    Un film poignant sans personnages
    Un film ni triste ni joyeux, un film neutre.
    Un film à propos du jugement dernier, sans jugement. Sans juge aussi. Ou alors soi-même. Et n’être que son propre juge.
    Un film philosophique, sans concept.
    Un film qui ne nous dit pas que nous allons tous mourir un jour, un film qui nous dit que nous sommes tous déjà morts.

    Homo Sapiens de Nikolaus Geyrhalter

    Exercice #24 de Henry Carroll : Utilisez l’ouverture pour saisir la mélancholie.

    #qui_ca

    • @reka, merci. En fait, on pouvait encore voir ce film la semaine dernière dans quelques cinémas bien intentionnés de la région parisienne, je constate aujourd’hui qu’il n’y a plus qu’au MK2 Beaubourg et pas à toutes les heures non plus.

      Il faudrait regarder si ce n’est pas téléchargeable quelque part. En tout cas c’est un film à peine croyable. Et qui, soit dit en passant, passe par quelques endroits fantômatiques bien connus des seenthissiens, je ne sais plus quel est le tag justement pour de tels endroits (parfois signalés par toi)

    • Le nouveau documentaire réalisé par Nikolaus Geyrhalter reprend un dispositif qu’il a déjà proposé notamment dans Notre pain quotidien, il y a presque dix ans : un enchaînement de plans fixes de quelques dizaines de secondes chacun, sans illustration musicale ni commentaire surajouté, de lieux emblématiques du sujet traité. Si le film de 2007 avait pour thème la production alimentaire à notre époque, et notamment son caractère résolument industriel, celui titré Homo Sapiens semble au premier abord pencher du coté des vanités, ce type particulier de nature morte où sont évoqués le temps qui passe et la fragilité de la vie humaine.
      L’absence de musique ou de commentaire ne signifie pas pour autant que l’aspect sonore du documentaire soit négligé. Bien au contraire, c’est avec une attention particulière – et des moyens techniques sophistiqués – que nous sont restitués les ambiances acoustiques de chaque lieu visité. C’est donc aussi avec le son qu’est mis en relief ce mélange paradoxal d’absence et de présence qui semble habiter chacun des plans. Par ailleurs, si ces plans sont fixes, ils ne sont pas pour autant figés et nous n’avons pas affaire à un simple diaporama. Les légères ondulations à la surface d’une flaque, les mouvements provoqués par le vent ou le passage d’animaux plus ou moins incongrus, tous ces éléments situent bien chaque plan dans un écoulement du temps, mais aussi dans un temporalité étrange et, il faut bien le dire, parfois inquiétante.
      Car, si l’on peut faire référence aux vanités, c’est cependant avec un bémol de taille : ce n’est pas le caractère éphémère de la vie humaine individuelle qui est évoquée, mais celui de toute une civilisation aujourd’hui globalisée – et pas tant celui du genre humain en général comme pourrait le laissait penser le titre, ou alors sur un mode très ironique. La perspective apocalyptique qui suinte des tableaux présentés n’est pas une figure de ce qui est à venir, mais bien de ce qui est déjà là : tous les lieux visités par Geyrhalter sont des ruines contemporaines, des marqueurs non pas de formes de vie révolues, mais de l’obsolescence en soi inscrite dans les ressorts profonds de la dynamique capitaliste. De sorte qu’il émerge aussi une forme de sérénité à la vision de ce film, comme une promesse que l’histoire pourra enfin redémarrer quand ce monde se sera chargé d’effacer lui-même ses traces vaines.

      Vaines traces paru dans les Lettres françaises de novembre 2016