• J – 144 : Aujourd’hui j’ai vécu dans un film de science-fiction très étonnant, de la science-fiction proche, disons une période, très prochaine donc, où l’on viendrait tout juste d’inventer la téléportation. Un matin vous vous levez un peu plus tôt, et vous vous dires tiens aujourd’hui j’irai bien déjeuner en terrasse de seiches a la plancha sur les bords du Rhône à Arles. Nous sommes en décembre, ni une ni deux, vous montez dans un tube d’acier avec votre éditeur et vous voilà propulsé en un tour de main sur la place du forum, mais une drôle de place du forum pas du tout celle que vous connaissez pour être l’endroit de la récompense partagée avec Madeleine après avoir visité au pas de charge les soixante expositions de photographies des Rencontres Internationales de la Photographie à Arles, en une seule journée, une bonne glace triple boules pour Madeleine, une simple pour vous chez Casa mia, une place du forum noire de monde et envahie par les terrasses concurrentes de tous les restaurants de la place, non, une place déserte, on pourrait presque y jouer au toucher (rugby sans placage, pour défendre vous devez toucher le porteur du ballon des deux mains, touché ! et il doit poser le ballon par terre), de même dans les petites rues inondées d’un soleil rasant et sur les murs desquelles ricoche un petite bise fraîche et pas un bruit dans les rues dont les magasins arborent dans les vitrines de surprenantes processions de santons — les santons élément indispensable à tout récit de science-fiction qui se respecte.

    La téléportation n’en est qu’à ses débuts, l’effet n’est pas immédiat, mais une conversation à rompre du bâton avec votre éditeur et c’est vraiment le sentiment que la Bourgogne et la vallée du Rhône ont été rayées de la carte par du givre et du brouillard et donc traversées dans un clignement d’œil. Et le changement subreptice de décor dans les rues familières d’Arles vous laisse à penser qu’en plus de téléportation il y a potentiellement eu voyage dans le temps ce qui vous est confirmé en visitant l’intérieur d’une maison où chaque bout de ficelle dans une boîte est à sa place, et cela depuis deux cents ans, un arrière-arrière-grand-père a même son portrait photographique des années 60 du dix-neuvième siècle qui trône, non pas sur le manteau d’une cheminée mais sur une pile de livres d’un autre âge celui des années septante mais, cette fois, les années septante du vingtième siècle. Vous avisez même les tranches de quelques collections de polar de cette époque dont vous jureriez disposer de quelques exemplaires des mêmes, eux serrés, dans les rayonnages de votre propre maison de famille, dans les Cévennes, à deux heures de route, plus au Nord donc.

    Arrive une heure fatidique, celle qui a motivé l’effet balbutiant, mais réussi, de téléportation, vous pénétrez dans le hall d’un hôtel de luxe assez minable, pensez les décorations intérieures ont été confiées à une petite frappe locale, c’est kitsch et draperies nouveaux riches à tous les étages, rendez-moi vite la poussière des rayonnages de la vieille maison de famille arlésienne, on vous fait patienter dans la cour carrée d’un ancien cloître, vous en profitez pour chiper quelques feuilles de sauge dans les parterres au cordeau et puis on vous appelle et vous pénétrez dans une grande pièce de salon, les représentants commerciaux de votre éditeur-distributeur-diffuseur — je n’ai pas entièrement suivi les explications ferroviaires de mon éditeur — sont fort polis et une trentaine de bonjours anisochrones vous viennent aux oreilles.

    Vous avez dix minutes.

    Le livre dont on vous demande de parler, il vous a fallu une bonne douzaine d’années pour l’écrire, puis pour l’oublier, pour le réécrire, puis le relire, le corriger, le réécrire, le relire et le corriger à nouveau encore et encore. Vous avez dix minutes qui connaissent le même phénomène d’accélération que lors de la téléportation et vous laissent finalement chancelant sur les bords du Rhône pour une dernière promenade avant d’attraper le téléporteur du soir, la lumière du couchant en hiver sur le fleuve est orgiaque, rien à voir avec cette matraque froide du plein jour en été, là où vous photographiez, chaque année ce coude que le Rhône fait, tel une génuflexion devant la majesté du musée Réattu.

    Dans le train, vous lisez la fin de Je Paie d’Emmanuel Adely. Le soir en arrivant chez vous, dans le Val de Marne, donc pas exactement limitrophe des Bouches du Rhône, vous trouvez dans votre boîte aux lettres le deuxième tome du Journal d’une crise que votre ami Laurent Grisel vous a envoyé, et vous constatez, amer, que le matin même vous aviez oublié de refermer la fenêtre de votre chambre en partant, la chambre est parfaitement ventilée certes, mais glaciale, comme la maison des Cévennes quand on la rouvre à Pâques après l’hiver.

    Exercice #50 de Henry Carroll : Faites de l’exposition une métaphore

    #qui_ca
    #une_fuite_en_egypte

  • J – 145 : Je ne sais pas vous, mais pour moi, ce genre de rendez-vous est une plaie : votre conseiller bancaire souhaite vous rencontrer pour faire un point annuel sur votre situation et étudier avec vous l’opportunité de vous présenter quelques une de nos nouveau produits. Je pense que je suis parvenu à user la patience de mes deux précédents conseillers qui ont fini par laisser tomber et ne plus ni m’appeler ni tenter vainement d’attirer mon attention sur ceci ou cela.

    Ma nouvelle conseillère, elle, s’est montrée d’un opiniâtreté à la fois courtoise et très opérante et je suis désormais assis tel un gibier que l’on a réussi à attirer vers la clairière voulue, d’une humeur aussi maussade que vous pouvez imaginer, mais ma nouvelle conseillère n’est pas tout à fait nouvelle, elle est derrière le comptoir d’accueil de l’agence de la banque depuis une dizaine d’années, aimable et elle entend bien étrenner comme il se doit ses nouvelles responsabilités de conseillère, je veux bien lui accorder cela, cette dame a toujours été aimable et compétente, va pour le rendez-vous pour faire le point sur votre situation.

    Par exemple, je vois, Monsieur De Jonckheere, que d’après les informations dont je dispose à votre propos, vous n’avez qu’un seul enfant, Madeleine, détentrice, elle-même, d’un compte chez nous or je vous ai déjà vu au restaurant d’en face avec d’autres enfants, opiniâtre et observatrice. Je tente une sortie façon, mais vous savez que ma banque et son service informatique que je connais un peu (il se trouve que j’y travaille en qualité d’ingénieur informaticien depuis un peu plus de quatre ans maintenant) ignorent tout de ce genre de choses ne me choque pas plus que cela, on peut même dire que cela me donne du contentement. Oui, mais Monsieur De Jonckheere, quand la direction m’embête pour que je vous embête parce que vous êtes à découvert, je ne sais pas si cela arrive, si je sais que vous êtes père de famille nombreuse alors que je vois que vous êtes aussi célibataire, je me dis que je peux vous aider et vous protéger un peu. Non ? Sourire de ma conseillère qui vient de marquer un essai, en coin, tout en finesse, ma conseillère 5, moi zéro. Vous voulez dire que vous pouvez éventuellement m’épargner le sempiternel cours de morale qui a le don de m’énerver, surtout quand les dépassements de découvert que j’ai pu avoir par le passé étaient en grande partie dus au fait que je ne pouvais pas ne pas faire face aux frais engendrés par les soins de mon enfant autiste ? Je recolle au score suite à une pénalité, ma conseillère cinq, moi trois.

    Votre fils est autiste ?

    Oui.

    Mon petit frère était autiste. Il est mort il y a une vingtaine d’années, dans son sommeil, on n’a jamais su de quoi.

    Je suis désolé, il se trouve que je sais aussi un peu ce ce que c’est que la perte d’un petit frère.

    Vous aussi.

    Mêlée au centre, introduction qui revient à ma conseillère.

    Et donc, je vois très bien votre situation, c’était celle de mes parents, alors je ne vais vraiment pas vous embêter, je vous pose deux ou trois questions pour être sûre que votre situation est bien à jour et je vous relâche je sais que dix minutes un quart d’heure sont des biens précieux dans la vie d’un parent d’enfant autiste. Essai sous les perches de ma conseillère, ma conseillère douze, moi trois.

    Vous avez un remboursement d’emprunt pour la maison ?

    Oui, jusqu’en juillet 2021

    A quel taux ?

    Aucune idée.

    Est-ce que vous voulez vous renseigner pour savoir si des fois on ne pourrait pas vous proposer mieux chez nous ?

    Non.

    Et là autant vous dire que le comportement normal d’une conseillère c’est de vous harceler et ne pas comprendre que vous puissiez ignorer, du tout au tout, le taux de votre emprunt

    J’aurais fini de payer en juillet 2021, c’est tout ce que je sais.

    Je vois que vous mettez un peu d’argent de côté, est-ce que vous voulez faire des modifications ?

    Non

    Est-ce que cela vous dérange si je fais passer un petit programme sur vos comptes pour savoir si cela correspond bien à ce que vous pouvez mettre de côté pour vous éviter de faire des régulations de temps en temps ?

    Je m’en moque un peu.

    Je ferai cela un autre jour et si je vois qu’il y a une optimisation à faire je vous envoie un petit couriel, je crois que j’ai fini, vous allez pouvoir rentrer chez vous vous occuper de vos enfants.

    Vous êtes très gentille Madame, je crois que l’on va bien s’entendre, j’ai bien vu que vous aviez absolument tout compris.

    Oui, ne vous inquiétez, on va tout faire par courriel. Elle est marrante votre adresse de mail desordre.net ?

    C’est le nom de mon site internet.

    C’est original et qu’est-ce qu’il y a dans votre site internet

    Et bien comme le dit son nom, beaucoup de choses très mal rangées, des photographies, des vidéographies, des dessins, des enregistrements sonores, des textes…

    Des textes que vous écrivez vous-même ?

    Oui

    Que vous publiez ?

    Ben en fait en mars, je vais avoir un roman qui va sortir.

    Oh dites-moi absolument, je vais le noter, j’aime beaucoup lire.

    Une fuite en Egypte.

    Ah un thème biblique très bien.

    Oui, mais enfin vous savez il y a aussi pas mal de scène de sexe notamment

    Léger rougissement de ma conseillère bancaire, cela me permet de marquer un essai en coin, je rate la transformation, ma conseillère, douze, moi, huit.

    Et en ce moment vous travaillez sur un autre roman ?

    Non en ce moment je tente de travailler sur un film documentaire mais c’est très compliqué parce que le sujet de mon film s’est braqué et ne veut plus faire le film avec moi. Et pourtant c’était un beau sujet. Cela parle à la fois de l’occupation allemande en France et de la guerre d’indépendance au Cameroun.

    Ah Monsieur De Jonckheere, je veux tout savoir à propos de ce film

    Vous êtes d’origine camerounaise c’est ça ?

    Non, je suis Camerounaise, je ne veux pas de la nationalité française après tout ce que la France a fait de mal au Cameroun, je refuse de prendre la nationalité française.

    En fait le rendez-vous était censé durer une petite heure, les questions financières, encore que financières pour parler de ma situation bancaire, vous l’aurez compris c’est un peu grandiloquent, mais le reste de la discussion a beaucoup tourné à propos de l’UPC, de Bolloré et des guerres post coloniales de la France, tout à fait le genre de conversation que l’on devrait tout le temps avoir avec sa conseillère bancaire, et ne vous inquiétez pas Monsieur De Jonckheere, je vais regarder vos opérations avec discrétion, si je vois des choses à faire pas compliquées, je vous envoie un petit courriel. Et bon courage avec Nathan, vous allez voir, vous allez vous en sortir, j’en suis sûre.

    Il faut que je me gendarme un peu, un jour je vais avoir envie d’embrasser ma conseillère bancaire.

    Exercice #49 de Henry Carroll : Photographiez la vérité

    #qui_ca

  • J – 147 : Le Client d’Asghar Fahradi

    Et est-ce que la tenue de Qui ça ?, dans cette forme de journal pas vraiment journal qui est le sienne ne devrais pas permettre d’être, de temps en temps, rien de plus, rie de moins qu’une simple annotation, pas nécessairement développée, en fait, une véritable entrée de journal.

    Suis allé voir Le Client d’Asghar Fahradi cet après-midi au Kosmos . Beaucoup aimé. Ou.

    Suis allé voir Le Client d’Asghar Fahradi cet après-midi au Kosmos . Détesté. Ou.

    Suis allé voir Le Client d’Asghar Fahradi cet après-midi au Kosmos , en suis sorti laminé, haletant presque. Je ne pouvais plus supporter l’intensité du suspense à la fin, d’autant moins que je faisais confiance au cinéaste iranien pour faire selon son habitude, laisser la fin terriblement ouverte. Ou.

    Suis allé voir Le Client d’Asghar Fahradi cet après-midi au Kosmos , en suis resté abasourdi de la puissance politique de ce film. De ce qu’il parvient au travers même de la censure religieuse de traiter du plus profond des problèmes de la société iranienne, celui de la justice. De ses errements, de l’impossibilité d’y avoir recours et de ce que cela conduit les victimes à panser du mieux qu’elles peuvent leurs blessures ou à des hommes intègres d’être tentés par la Loi du Talion, quelle intelligence, quel engagement. Ou.

    Suis allé voir Le Client d’Asghar Fahradi cet après-midi au Kosmos , pour lequel il faudrait que je prenne quelques notes en vue d’écrire une chronique à propos de ce film, commencer peut-être sur le fait que la forme des récit de Farhadi est aussi particulière finalement que celle des frères Dardenne, je ne sais pas si c’est une bonne approche, mais là où les Dardenne se sont donnés pour forme quasi définitive de l’ensemble de leur œuvre cinématographique de suivre une jeune femme dans tous ses déplacements, Farhadi lui s’est donné la forme d’une spirale allant s’accélérant sur la fin, je ne sais pas si je saurais me faire comprendre avec une telle amorce. Ou.

    Suis allé voir Le Client d’Asghar Fahradi cet après-midi au Kosmos , je me suis dit qu’il fallait que je convainque absolument Madeleine d’aller voir la dernière séance mardi soir quitte à aller le revoir avec elle. Et puis, après, peut-être, télécharger une Séparation et le revoir avec elle. Ou bien.

    Suis allé voir Le Client d’Asghar Fahradi cet après-midi au Kosmos , quelle claque ce film et qu’est-ce que cela fait du bien de voir un film dans lequel les personnages ne sont pas faits d’un seul bois, qu’il y a du bon dans les mauvais et de la laideur chez les beaux, et que les uns et les autres puissent évoluer dans le temps, changer de camp, quitte à retourner dans celui dont ils sont issus. Ai repensé à cette trame tellement discrète d’ Aquarius . Ou bien.

    Suis allé voir Le Client d’Asghar Fahradi cet après-midi au Kosmos , ai pensé comme souvent devant pareil chef d’œuvre que l’on pourrait le voir dix fois de suite et continuer de déceler çà et là des détails troublants de construction, à peine visible et dont on peut penser qu’au contraire lors de la première vision du film ce sont ces détails qui à notre insu construisent le film à l’intérieur de nous, par exemple, lors de l’évacuation catastrophe le couple est séparé par la nécessité impérieuse pour Ehmad d’aller aider son voisin handicapé et lorsqu’il regarde derrière lui, pour voir si Rana a bien suivi ses instructions de sortir immédiatement il la voit qui l’attend, ils sont désormais séparés par la cour intérieure du bâtiment, par ce qui représente, en fait, la société, le lieu commun. Tout ce qu’il faut de latent pour préméditer un coup pareil, et faire confiance qu’en dépit du fait que cela ne soit pas souligné trois fois en rouge cela restera opérant même dans l’esprit d’un spectateur inégalement attentif. Ou encore le pansement que porte désormais sur la tête Rana semble la dispenser désormais du port du voile sur ses cheveux, c’est un symbole qui est à la fois extrêmement fort et très discret dans le même temps. Ou bien.

    Suis allé voir Le Client d’Asghar Fahradi cet après-midi au Kosmos , je n’ai pas aimé, j’ai trouvé insipide la symbolique de la pièce de théâtre et cette pièce d’Arthrur Miller, Mort d’un commis voyageur , comment Farhadi peut chausser des sabots aussi bruyants et au contraire être d’une finesse à peine perceptible à d’autres moments ? Ou bien encore.

    Suis allé voir Le Client d’Asghar Fahradi cet après-midi au Kosmos et je peste, de nouveau, à propos du retour chez moi d’une manière de regarder désormais une œuvre, manière que j’avais réussi à abandonner et qui revient donc, celle qui consiste, presque, à prendre des notes à la récpetion de l’oeuvre avec la ferme intention d’en écrire une chronique plus tard et de ne plus être librement saisi par l’œuvre comme j’avais réappris à faire ces cinq ou six dernières années.

    Alors qu’il suffirait peut-être d’une simple entrée dans mon journal, si j’en avais un, suis allé voir Le Client d’Asghar Fahradi cet après-midi au Kosmos . Forte impression.

    Exercice #48 de Henry Carroll : Prouvez nous que la terre est plate.

    #qui_ca

  • J – 158 : Guillaume

    Alors voilà, je pense que ton film est un éloge réussi de la longueur en cinéma, mais que c’est long à accepter ! C’est même à certains égards l’océan de merde derrière la porte que décrit Michael et au fond duquel il faut aller chercher le diamant qui peut, va, nous sauver. Mais le diamant en question en vaut la chandelle absolument.

    Le titre de la Liberté me paraît finalement très bon, comme je te l’ai dit brièvement à l’issue de la projection, j’aurais bien vu aussi les Philosophes .

    Il faut une sacrée dose d’envie pour aller à la rencontre de ces personnes qui, de prime abord, auraient tendance à être tellement auto centrées, vivant la prison comme une injustice, et ne se préoccupant jamais, rarement, du mal qu’elles ont fait à leurs victimes, les victimes arrivent bien tard dans le discours et c’est à ce moment-là que cela devient vraiment intéressant, je dirais à vue de nez, avec le premier long entretien de Michael dans sa cellule.

    La question de la rédemption est centrale, je ne peux m’empêcher de penser à la fin de Crime et Châtiment ou encore aux Souvenirs de la maison des Morts de Dostoïevski.

    Il y a des moments on voudrait rendre la violence que le film nous fait en la donnant aux personnes du film qui sont, surtout au début du film, assez dégoutantes de si peu mentionner leurs victimes, ce n’est que vers le troisième tiers du film que l’on commence à prendre conscience du caractère psychologique de cette prison. Mais les trois dernières séquences nous réconcilient avec eux, et, ce qui est fort, avec la vie. Il n’y a rien d’idyllique derrière cette réconciliation, elle est fragile mais elle est nécessaire, « c’est quoi une deuxième chance ? » (J’ai d’ailleurs cru que le film se terminait là-dessus)

    Les séquences avec l’électricien sont nécessaires même si elles manquent un peu de punch , de rythme, il est trop long à accoucher de choses qui au regard de ce que Michael nous livre sont peu de choses, je garderai au contraire le commentaire sur la vie immatérielle, mais j’élaguerais sur la démonstration de la nécessité de l’apprentissage de la vie matérielle, j’ai le sentiment de recevoir la démonstration deux fois.

    Je continue d’avoir une petite réserve sur la remarque que tu fais au prisonnier sur la plage, sur le fait que c’est la première fois qu’on le voit sans sa barbe à l’écran, c’est artificiel, c’est ton délire de cinéaste et, comme je te le l’ai dit brièvement, cela souligne trois fois en rouge quelque chose que l’on peut comprendre tout seul, et même c’est plus intéressant, cela doit être coupable (si tu me passes l’expression), de le laisser expliquer pourquoi il s’est rasé sans qu’il y soit invité. Parce que c’est justement intéressant ce que cela engage de notre regard, de notre attention, c’est une transformation, il ne semble plus prendre de médicaments, il n’a pas plus cette fixité angoissante du regard, son discours est plus délié, son accent ardennais est plus léger, il a changé, il est effectivement en droit de demander cette seconde chance qu’il aimerait tant avoir.

    Pareillement il est intéressant de voir la transformation de Michael qui n’énonce que des généralités, pas toutes très intéressantes, quand il est à visage masqué (très beau plan malgré tout, on dirait certains tableaux de mon ami Martin Bruneau) et qui au contraire rentre vraiment dans le vif du sujet quand il témoigne désormais à visage découvert.

    Il faudrait pouvoir trouver la même transformation chez l’électricien mais on voit bien qu’il ne sort pas de sa dépression en dépit de ses efforts louables et de sa conscience très aigue des enjeux de la réinsertion.

    Étonnamment, je ne pense pas que l’administration pénitentiaire devrait s’inquiéter de quoi que ce soit, ces détenus ont quand même la vie dure en quelque sorte et on voit bien que le caractère psychologique de la prison est plutôt un ressort qui fonctionne, qui produit, malgré tout, le résultat escompté, une prise de conscience, même si cette dernière, excepté dans le cas de Michael, est fragile, la sienne est plus profonde (et quel destin et quelle merveille qu’il soit parvenu à aller chercher ce diamant dans la fosse et quelle beauté cette histoire de la lettre de Béatrice, un vrai rosebud ).

    Sinon, j’ai quand même quelques remarques déplaisantes à te faire, c’est très très très mal filmé. Je pense que tu ne peux pas faire l’économie d’un étalonnage qui gommerait les éclairages blafards du film, même les séquences à la mer sont pauvres en lumière, un comble. Il y a une exception, mais je ne suis pas sûr que tu puisses caler tout le film là-dessus, c’est la séquence du prisonnier culturiste. Le son ça va à peu près.

    La fin est vraiment très très très belle, oui, allons prendre ce café hors caméra et faisons vraiment connaissance avec cet homme auquel on doit à la fois un café et une deuxième chance.

    Très beau moment d’école buissonnière pour moi, la dernière fois que j’ai fait le mur c’était pour aller acheter Joe’s Garage de Frank Zappa le jour de sa sortie, j’avais quand même séché une composition de maths pour cela, vraiment pas le truc à faire et j’ai été sauvé par les excuses du professeur de maths qui m’avait dit qu’il ne comprenait pas que c’était la première fois en vingt de carrière qu’il avait égaré une copie. Avec le recul je me demande s’il n’avait pas compris mon méfait mais devait comprendre qu’il valait mieux le couvrir pour que je ne sois pas exclu de ce lycée disciplinaire. De la même manière aujourd’hui mon école buissonnière reste sans conséquence.

    Exercice #42 de Henry Carroll : Laissez une fenêtre parler

    Pour Maryam-Jân

    #qui_ca

  • J – 171 : À Montigny-sur-Crécy, où le vent est fier.

    C’est beau un anniversaire de musicien, quand ses amis musiciens viennent l’aider à passer le cap du demi-siècle et, installés dans une salle de répétition improvisée, mais pleine à craquer des instruments que les uns et les autres ont rapportés, jouent avec lui toutes sortes de musiques improvisées et sans enjeu, on joue pour le plaisir d’être ensemble, pour les souvenirs d’avoir joué ensemble en d’autres occasions, peut-être plus sérieuses, on tente des rapprochements impossibles, la violoniste même amplifiée à bien du mal à faire sa place parmi les cordes autrement, plus nativement, amplifiées, les grattes, trois, présentes, très, trop, le contrebassiste ne joue pas sur son propre instrument, n’a pas les partitions, joue à vue en tentant, à vue, de trouver la tonalité du morceau en cours, il est debout à côté de son fils batteur, le violoncelliste passe souplement du violoncelle amplifié au trombone, et le saxophoniste surmonte, aussi bien qu’il peut, le saxophone (ténor - forcément ténor, mais j’ai déjà entendu cet homme jouer du bugle à une tortue) au bec, l’inévitable émotion du virage symbolique de toute une vie. Dans son atelier de peintre - cet homme sait tout faire, un vrai mouton à cinq pattes, la cuisine aussi, très bien, pour laquelle Adèle et moi sommes arrivés avec un peu d’avance pour lui prêter main forte - les amis non musiciens, minoritaires, écoutent et se marrent à cette tambouille de bœuf en buvant du très bon vin.

    Bon anniversaire Eric. (http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/images/montigny/index.htm )

    Exercice #31 de Henry Carroll : Photographiez le subconscient de quelqu’un

    #qui_ca

  • J – 172 : Entendu, je ne suis plus où, cette phrase : plus rien n’est comme avant nulle part.

    Exercice #31 de Henry Carroll : Liste d’occasions manquées en photographie

    Tel carrefour des beaux quartiers de Madrid le 31 décembre, nous allons écouter les douze coups de minuit à la puerte del Sol avec nos douze grains de raisin, j’ai déjà fait plus de sept cents photographies dans la journée, notamment du demi marathon déguisé, mais aussi à la fondation Thyssen, je décide de laisser mon appareil photo à l’hôtel, au carrefour, une femme élégamment habillée, façon années 30 presque fume sous l’auvent de son hôtel et son éclairage, le reste de la rue est désert. On dirait un tableau d’Edward Hopper.

    Telle rue de New York en septembre 1987, un nain discute avec un homme qui est en pleins travaux de voirie et partiellement descendu dans une bouche d’égout, les deux hommes ont le visage à la même hauteur. Le nain me voit il est furieux, je n’ai pas eu le temps de prendre la photo, je baisse mon appareil en m’excusant.

    Telle petite rue de Cady, juin 1987, avec Daphna, nous sommes descendus en train et nous cheminons ver sla maison de son père, je prends des photos de toutes sortes de choses, soudain le corps nu d’une femme apparait à une fenêtre pour fermer les volets, cela sent l’envie pressante de faire l’amour, je suis subjugué par la poitrine de la femme et oublie de prendre en photo son bras qui dépasse de la fenêtre.

    Telle rue de Fontenay, un matin en allant au travail, c’est l’été, 2016, grand beau temps, lumière du matin sur toute une façade d’immeuble, toutes les fenêtres renvoient un reflet noir à l’exceptiuon d’une seule de laquelle est penchée une femme qui téléphone, c’est comme si elle parlait à tout le monde.

    Lac des Minimes, Bois de Vincennes, hiver 2007 soudain un cygne prend son envol, la lumière est sombre, je pense que cela ira trop vite et qu’il n’y a pas assez de lumière, je regrette de n’avoir pas au moins tenté un filé.

    Telle photographie érotique, je n’étais pas à ce que je faisais.

    Toutes, ou presque, mes photographies des Etats-Unis, parties avec l’inondation du garage.

    #qui_ca

  • J – 184

    Un film paradoxal
    Un documentaire de science-fiction
    Un film dans lequel il ne se passe rien, mais de façon fascinante
    Un film politique sans aucune parole échangée
    Un manifeste muet
    Un film sans surprise qui n’en finit pas de surprendre
    Un film qui représente quelque chose que personne ne pourra voir
    Un film apocalyptique sans aucune scène d’action
    Un film catastrophe sans le moindre bruit
    Un film humain sans la moindre figure humaine
    Un film historique sans le moindre fait, sans le moindre événement.
    Un film muet aux très nombreuses réflexions.
    Un film sans le moindre individu dedans et qui tend un miroir au spectateur.
    Un film dont la clef de compréhension est contenue seulement dans le titre du film.
    Un film de voyage sans le moindre mouvement.
    Un film avec des images magnifiques représentant un immense gâchis, des choses laides.
    Un film qui est déguisé en séquenceur, mais dans lequel les infimes mouvements sont importants
    Un film qui n’est d’emblée pas un film
    Un film devant lequel on peut se retrouver fort seul, notamment dans la salle de cinéma.
    Un film à propos de la mort, pas une trace de cadavre
    Un film à propos de la nuit des temps, en plein jour
    Un film dramatique sans acteur
    Un film documentaire sans objet
    Un film d’une grande beauté mais laquelle est futile.
    Un film à propos des images quand ces dernières n’ont plus de spectateurs.
    Un film à propos de l’humanité toute entière avec une dizaine de noms au générique.
    Un film musical en son direct
    Un film poignant sans personnages
    Un film ni triste ni joyeux, un film neutre.
    Un film à propos du jugement dernier, sans jugement. Sans juge aussi. Ou alors soi-même. Et n’être que son propre juge.
    Un film philosophique, sans concept.
    Un film qui ne nous dit pas que nous allons tous mourir un jour, un film qui nous dit que nous sommes tous déjà morts.

    Homo Sapiens de Nikolaus Geyrhalter

    Exercice #24 de Henry Carroll : Utilisez l’ouverture pour saisir la mélancholie.

    #qui_ca

    • @reka, merci. En fait, on pouvait encore voir ce film la semaine dernière dans quelques cinémas bien intentionnés de la région parisienne, je constate aujourd’hui qu’il n’y a plus qu’au MK2 Beaubourg et pas à toutes les heures non plus.

      Il faudrait regarder si ce n’est pas téléchargeable quelque part. En tout cas c’est un film à peine croyable. Et qui, soit dit en passant, passe par quelques endroits fantômatiques bien connus des seenthissiens, je ne sais plus quel est le tag justement pour de tels endroits (parfois signalés par toi)

    • Le nouveau documentaire réalisé par Nikolaus Geyrhalter reprend un dispositif qu’il a déjà proposé notamment dans Notre pain quotidien, il y a presque dix ans : un enchaînement de plans fixes de quelques dizaines de secondes chacun, sans illustration musicale ni commentaire surajouté, de lieux emblématiques du sujet traité. Si le film de 2007 avait pour thème la production alimentaire à notre époque, et notamment son caractère résolument industriel, celui titré Homo Sapiens semble au premier abord pencher du coté des vanités, ce type particulier de nature morte où sont évoqués le temps qui passe et la fragilité de la vie humaine.
      L’absence de musique ou de commentaire ne signifie pas pour autant que l’aspect sonore du documentaire soit négligé. Bien au contraire, c’est avec une attention particulière – et des moyens techniques sophistiqués – que nous sont restitués les ambiances acoustiques de chaque lieu visité. C’est donc aussi avec le son qu’est mis en relief ce mélange paradoxal d’absence et de présence qui semble habiter chacun des plans. Par ailleurs, si ces plans sont fixes, ils ne sont pas pour autant figés et nous n’avons pas affaire à un simple diaporama. Les légères ondulations à la surface d’une flaque, les mouvements provoqués par le vent ou le passage d’animaux plus ou moins incongrus, tous ces éléments situent bien chaque plan dans un écoulement du temps, mais aussi dans un temporalité étrange et, il faut bien le dire, parfois inquiétante.
      Car, si l’on peut faire référence aux vanités, c’est cependant avec un bémol de taille : ce n’est pas le caractère éphémère de la vie humaine individuelle qui est évoquée, mais celui de toute une civilisation aujourd’hui globalisée – et pas tant celui du genre humain en général comme pourrait le laissait penser le titre, ou alors sur un mode très ironique. La perspective apocalyptique qui suinte des tableaux présentés n’est pas une figure de ce qui est à venir, mais bien de ce qui est déjà là : tous les lieux visités par Geyrhalter sont des ruines contemporaines, des marqueurs non pas de formes de vie révolues, mais de l’obsolescence en soi inscrite dans les ressorts profonds de la dynamique capitaliste. De sorte qu’il émerge aussi une forme de sérénité à la vision de ce film, comme une promesse que l’histoire pourra enfin redémarrer quand ce monde se sera chargé d’effacer lui-même ses traces vaines.

      Vaines traces paru dans les Lettres françaises de novembre 2016