• J – 158 : Guillaume

    Alors voilà, je pense que ton film est un éloge réussi de la longueur en cinéma, mais que c’est long à accepter ! C’est même à certains égards l’océan de merde derrière la porte que décrit Michael et au fond duquel il faut aller chercher le diamant qui peut, va, nous sauver. Mais le diamant en question en vaut la chandelle absolument.

    Le titre de la Liberté me paraît finalement très bon, comme je te l’ai dit brièvement à l’issue de la projection, j’aurais bien vu aussi les Philosophes .

    Il faut une sacrée dose d’envie pour aller à la rencontre de ces personnes qui, de prime abord, auraient tendance à être tellement auto centrées, vivant la prison comme une injustice, et ne se préoccupant jamais, rarement, du mal qu’elles ont fait à leurs victimes, les victimes arrivent bien tard dans le discours et c’est à ce moment-là que cela devient vraiment intéressant, je dirais à vue de nez, avec le premier long entretien de Michael dans sa cellule.

    La question de la rédemption est centrale, je ne peux m’empêcher de penser à la fin de Crime et Châtiment ou encore aux Souvenirs de la maison des Morts de Dostoïevski.

    Il y a des moments on voudrait rendre la violence que le film nous fait en la donnant aux personnes du film qui sont, surtout au début du film, assez dégoutantes de si peu mentionner leurs victimes, ce n’est que vers le troisième tiers du film que l’on commence à prendre conscience du caractère psychologique de cette prison. Mais les trois dernières séquences nous réconcilient avec eux, et, ce qui est fort, avec la vie. Il n’y a rien d’idyllique derrière cette réconciliation, elle est fragile mais elle est nécessaire, « c’est quoi une deuxième chance ? » (J’ai d’ailleurs cru que le film se terminait là-dessus)

    Les séquences avec l’électricien sont nécessaires même si elles manquent un peu de punch , de rythme, il est trop long à accoucher de choses qui au regard de ce que Michael nous livre sont peu de choses, je garderai au contraire le commentaire sur la vie immatérielle, mais j’élaguerais sur la démonstration de la nécessité de l’apprentissage de la vie matérielle, j’ai le sentiment de recevoir la démonstration deux fois.

    Je continue d’avoir une petite réserve sur la remarque que tu fais au prisonnier sur la plage, sur le fait que c’est la première fois qu’on le voit sans sa barbe à l’écran, c’est artificiel, c’est ton délire de cinéaste et, comme je te le l’ai dit brièvement, cela souligne trois fois en rouge quelque chose que l’on peut comprendre tout seul, et même c’est plus intéressant, cela doit être coupable (si tu me passes l’expression), de le laisser expliquer pourquoi il s’est rasé sans qu’il y soit invité. Parce que c’est justement intéressant ce que cela engage de notre regard, de notre attention, c’est une transformation, il ne semble plus prendre de médicaments, il n’a pas plus cette fixité angoissante du regard, son discours est plus délié, son accent ardennais est plus léger, il a changé, il est effectivement en droit de demander cette seconde chance qu’il aimerait tant avoir.

    Pareillement il est intéressant de voir la transformation de Michael qui n’énonce que des généralités, pas toutes très intéressantes, quand il est à visage masqué (très beau plan malgré tout, on dirait certains tableaux de mon ami Martin Bruneau) et qui au contraire rentre vraiment dans le vif du sujet quand il témoigne désormais à visage découvert.

    Il faudrait pouvoir trouver la même transformation chez l’électricien mais on voit bien qu’il ne sort pas de sa dépression en dépit de ses efforts louables et de sa conscience très aigue des enjeux de la réinsertion.

    Étonnamment, je ne pense pas que l’administration pénitentiaire devrait s’inquiéter de quoi que ce soit, ces détenus ont quand même la vie dure en quelque sorte et on voit bien que le caractère psychologique de la prison est plutôt un ressort qui fonctionne, qui produit, malgré tout, le résultat escompté, une prise de conscience, même si cette dernière, excepté dans le cas de Michael, est fragile, la sienne est plus profonde (et quel destin et quelle merveille qu’il soit parvenu à aller chercher ce diamant dans la fosse et quelle beauté cette histoire de la lettre de Béatrice, un vrai rosebud ).

    Sinon, j’ai quand même quelques remarques déplaisantes à te faire, c’est très très très mal filmé. Je pense que tu ne peux pas faire l’économie d’un étalonnage qui gommerait les éclairages blafards du film, même les séquences à la mer sont pauvres en lumière, un comble. Il y a une exception, mais je ne suis pas sûr que tu puisses caler tout le film là-dessus, c’est la séquence du prisonnier culturiste. Le son ça va à peu près.

    La fin est vraiment très très très belle, oui, allons prendre ce café hors caméra et faisons vraiment connaissance avec cet homme auquel on doit à la fois un café et une deuxième chance.

    Très beau moment d’école buissonnière pour moi, la dernière fois que j’ai fait le mur c’était pour aller acheter Joe’s Garage de Frank Zappa le jour de sa sortie, j’avais quand même séché une composition de maths pour cela, vraiment pas le truc à faire et j’ai été sauvé par les excuses du professeur de maths qui m’avait dit qu’il ne comprenait pas que c’était la première fois en vingt de carrière qu’il avait égaré une copie. Avec le recul je me demande s’il n’avait pas compris mon méfait mais devait comprendre qu’il valait mieux le couvrir pour que je ne sois pas exclu de ce lycée disciplinaire. De la même manière aujourd’hui mon école buissonnière reste sans conséquence.

    Exercice #42 de Henry Carroll : Laissez une fenêtre parler

    Pour Maryam-Jân

    #qui_ca

  • J – 184

    Un film paradoxal
    Un documentaire de science-fiction
    Un film dans lequel il ne se passe rien, mais de façon fascinante
    Un film politique sans aucune parole échangée
    Un manifeste muet
    Un film sans surprise qui n’en finit pas de surprendre
    Un film qui représente quelque chose que personne ne pourra voir
    Un film apocalyptique sans aucune scène d’action
    Un film catastrophe sans le moindre bruit
    Un film humain sans la moindre figure humaine
    Un film historique sans le moindre fait, sans le moindre événement.
    Un film muet aux très nombreuses réflexions.
    Un film sans le moindre individu dedans et qui tend un miroir au spectateur.
    Un film dont la clef de compréhension est contenue seulement dans le titre du film.
    Un film de voyage sans le moindre mouvement.
    Un film avec des images magnifiques représentant un immense gâchis, des choses laides.
    Un film qui est déguisé en séquenceur, mais dans lequel les infimes mouvements sont importants
    Un film qui n’est d’emblée pas un film
    Un film devant lequel on peut se retrouver fort seul, notamment dans la salle de cinéma.
    Un film à propos de la mort, pas une trace de cadavre
    Un film à propos de la nuit des temps, en plein jour
    Un film dramatique sans acteur
    Un film documentaire sans objet
    Un film d’une grande beauté mais laquelle est futile.
    Un film à propos des images quand ces dernières n’ont plus de spectateurs.
    Un film à propos de l’humanité toute entière avec une dizaine de noms au générique.
    Un film musical en son direct
    Un film poignant sans personnages
    Un film ni triste ni joyeux, un film neutre.
    Un film à propos du jugement dernier, sans jugement. Sans juge aussi. Ou alors soi-même. Et n’être que son propre juge.
    Un film philosophique, sans concept.
    Un film qui ne nous dit pas que nous allons tous mourir un jour, un film qui nous dit que nous sommes tous déjà morts.

    Homo Sapiens de Nikolaus Geyrhalter

    Exercice #24 de Henry Carroll : Utilisez l’ouverture pour saisir la mélancholie.

    #qui_ca

    • @reka, merci. En fait, on pouvait encore voir ce film la semaine dernière dans quelques cinémas bien intentionnés de la région parisienne, je constate aujourd’hui qu’il n’y a plus qu’au MK2 Beaubourg et pas à toutes les heures non plus.

      Il faudrait regarder si ce n’est pas téléchargeable quelque part. En tout cas c’est un film à peine croyable. Et qui, soit dit en passant, passe par quelques endroits fantômatiques bien connus des seenthissiens, je ne sais plus quel est le tag justement pour de tels endroits (parfois signalés par toi)

    • Le nouveau documentaire réalisé par Nikolaus Geyrhalter reprend un dispositif qu’il a déjà proposé notamment dans Notre pain quotidien, il y a presque dix ans : un enchaînement de plans fixes de quelques dizaines de secondes chacun, sans illustration musicale ni commentaire surajouté, de lieux emblématiques du sujet traité. Si le film de 2007 avait pour thème la production alimentaire à notre époque, et notamment son caractère résolument industriel, celui titré Homo Sapiens semble au premier abord pencher du coté des vanités, ce type particulier de nature morte où sont évoqués le temps qui passe et la fragilité de la vie humaine.
      L’absence de musique ou de commentaire ne signifie pas pour autant que l’aspect sonore du documentaire soit négligé. Bien au contraire, c’est avec une attention particulière – et des moyens techniques sophistiqués – que nous sont restitués les ambiances acoustiques de chaque lieu visité. C’est donc aussi avec le son qu’est mis en relief ce mélange paradoxal d’absence et de présence qui semble habiter chacun des plans. Par ailleurs, si ces plans sont fixes, ils ne sont pas pour autant figés et nous n’avons pas affaire à un simple diaporama. Les légères ondulations à la surface d’une flaque, les mouvements provoqués par le vent ou le passage d’animaux plus ou moins incongrus, tous ces éléments situent bien chaque plan dans un écoulement du temps, mais aussi dans un temporalité étrange et, il faut bien le dire, parfois inquiétante.
      Car, si l’on peut faire référence aux vanités, c’est cependant avec un bémol de taille : ce n’est pas le caractère éphémère de la vie humaine individuelle qui est évoquée, mais celui de toute une civilisation aujourd’hui globalisée – et pas tant celui du genre humain en général comme pourrait le laissait penser le titre, ou alors sur un mode très ironique. La perspective apocalyptique qui suinte des tableaux présentés n’est pas une figure de ce qui est à venir, mais bien de ce qui est déjà là : tous les lieux visités par Geyrhalter sont des ruines contemporaines, des marqueurs non pas de formes de vie révolues, mais de l’obsolescence en soi inscrite dans les ressorts profonds de la dynamique capitaliste. De sorte qu’il émerge aussi une forme de sérénité à la vision de ce film, comme une promesse que l’histoire pourra enfin redémarrer quand ce monde se sera chargé d’effacer lui-même ses traces vaines.

      Vaines traces paru dans les Lettres françaises de novembre 2016