• Comment la justice française a créé une apatride

    http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/11/14/comment-la-justice-francaise-a-cree-une-apatride_5030692_3224.html

    D’origine zaïroise, une jeune femme de 30 ans a été considérée comme française pendant douze ans… jusqu’à ce que l’administration constate une erreur et lui retire sa nationalité.

    Mathilde Kitoko est apatride depuis le 29 septembre. Un huissier le lui a appris le 13 octobre en apportant à son domicile de Grigny (Essonne) le jugement de la première chambre du tribunal de grande instance de Nantes. La décision claque : le tribunal « annule l’acte de naissance de Mathilde Kitoko établi le 10 mai 2004 par le Service central de l’Etat civil ».

    Aujourd’hui âgée 30 ans, enceinte de six mois, elle se demande ce qu’il sera écrit sur l’acte de naissance de son enfant. « Née de mère sans nationalité ? », interroge-t-elle, tassée sous un bonnet noir griffé d’un « Black kaviar » en grandes lettres blanches ? Elle se retrouve dans un no man’s land juridique en raison d’une erreur de l’administration française… qui reconnaît la bourde mais ne se sent guère concernée par les conséquences.

    Arrivée en France du Zaïre (aujourd’hui la République démocratique du Congo) en 1988, Mathilde était alors âgée de 2 ans. Ses parents demandent leur naturalisation en 2003, ainsi que celle de leurs trois enfants mineurs. La bonne nouvelle tombe en mars 2004. Convoquée, toute la famille Kitoko se retrouve à la préfecture. Seul hic, les décrets de naturalisation de ses parents, son petit frère et sa petite sœur sont bien parus, mais pas le sien. « Un retard administratif qui sera rapidement régularisé », aurait-on alors expliqué au père de famille. Qu’à cela ne tienne, tout le monde se voit délivrer une carte d’identité et un passeport. La famille Kitoko perd alors automatiquement la nationalité congolaise car la République démocratique du Congo est l’un des rares pays à ne pas accepter la double nationalité.

    Couac de calendrier

    Mais il y avait un grain de sable. Mathilde, mineure au moment du lancement de la procédure de naturalisation, avait 18 ans et 2 mois au moment où ses parents sont devenus Français. L’absence de décret la concernant n’était donc pas un oubli. Mais personne n’a alors réalisé ce couac de calendrier. L’officier d’état civil de Nantes établit ainsi le 10 mai 2004 un acte de naissance estampillé République française pour cette jeune femme née à Makala (Zaïre), française par « effet du décret de naturalisation de son père du 23 mars 2004 ». Son passeport est établi le 24 février 2005.

    Mathilde mène tranquillement sa vie, travaille, vote régulièrement, etc. Jusqu’à ce jour de 2013 où elle demande le renouvellement de son passeport. On lui apprend… qu’elle n’est pas française. Quelqu’un (pourquoi, comment ?) s’est rendu compte de l’erreur commise par l’état civil en 2004. En 2008, elle avait pourtant obtenu sans difficulté l’établissement d’une nouvelle carte d’identité après s’être fait voler son sac à main dans le métro.

    A la préfecture de l’Essonne, on la rassure. Il suffit qu’elle demande une naturalisation qu’elle obtiendra sans problème. Sauf que, pour enregistrer une telle demande, elle doit dire au nom de quelle nationalité elle la dépose, mais n’en a pas d’autre que la française. Donc la procédure ne peut être instruite…

    « Infiniment regrettable »

    La machine administrative suit son cours, jusqu’à ce que le parquet de Nantes demande l’annulation de l’acte de naissance. Le jugement précise que c’est bien à tort qu’un certificat de naissance a été établi par le service central d’état civil en 2004 et qu’« il ne résulte d’aucun élément que l’erreur puisse être imputée à Madame Kitoko ». Il n’empêche, elle perd sa nationalité française.

    « Ce qui lui arrive est infiniment regrettable », reconnaît le procureur adjoint de Nantes interrogé par Le Monde. C’est pourtant lui qui a requis l’annulation du certificat de naissance. Il reste une possibilité à la jeune femme que tout le monde, y compris l’administration, a considérée comme française pendant toutes ces années. « Il lui suffit de déposer une demande de certificat de nationalité en justifiant la possession d’état de Français depuis plus de dix ans », explique Eve Thieffry, avocate lilloise, spécialiste en droit des étrangers.

    Ce n’est pas l’administration, à l’origine de l’erreur, qui le lui aurait expliqué (ni les avocats qu’elle a consultés). Le tribunal d’instance de Juvisy-sur-Orge (Essonne) où elle a voulu déposer une telle demande jeudi 10 novembre lui a même dit ignorer l’existence de cette procédure. Elle est prévue par l’article 21-13 du code civil.