La « post-vérité », nouvelle grille de lecture du politique

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    • Un système qui, le lendemain de l’élection de Donald Trump, fait commenter l’événement par Christine Ockrent — sur France Culture… — et le surlendemain par BHL interviewé par Aphatie, n’est pas seulement aussi absurde qu’un problème qui voudrait donner des solutions : c’est un système mort. On ne s’étonnera pas que le thème des morts-vivants connaisse un tel regain d’intérêt dans les séries ou dans les films : c’est l’époque qui se représente en eux, et c’est peut-être bien le sentiment confus de cette époque, à la fois déjà morte et encore vivante, qui travaille secrètement les sensibilités pour leur faire apparaître le zombie comme le personnage le plus parlant du moment.

      Les morts-vivants

      On objectera sans doute que les morts-vivants sont plutôt des trépassés qui reviennent, alors qu’en l’occurrence l’époque, si toute vie s’en est retirée, n’en finit pas de mourir. Institutions politiques, partis en général, parti socialiste en particulier, médias, c’est tout le système de la conduite autorisée des opinions qui a été comme passé à la bombe à neutrons : évidement radical au-dedans, ou plutôt chairs fondues en marmelade indifférenciée, seuls les murs restent debout, par un pur effet d’inertie matérielle. Au vrai, ça fait très longtemps que la décomposition est en marche, mais c’est que nous avons affaire à un genre particulier de système qui ignore ses propres messages d’erreur-système. Dès le 21 avril 2002, l’alarme aurait dû être généralisée. Mais ce système qui enseigne à tous la constante obligation de « changer » est lui d’une immobilité granitique — tout est dit ou presque quand Libération, l’organe du moderne intransitif, fait chroniquer Alain Duhamel depuis cent ans. Il s’en est logiquement suivi le TCE en 2005, les étapes successives de la montée du FN, le Brexit en Grande-Bretagne, Trump aux États-Unis, et tout le monde pressent que 2017 s’annonce comme un grand cru. Voilà donc quinze ans que, désarçonné à chaque nouvelle gifle, vécue comme une incompréhensible ingratitude, le système des prescripteurs fait du bruit avec la bouche et clame que si c’est ça, il faut « tout changer » — avec la ferme intention de n’en rien faire, et en fait la radicale incapacité de penser quoi que ce soit de différent.

      Mais avec le temps, le travail de l’agonie devient mordant, et le système se sent maintenant la proie d’une obscure inquiétude : commence même à lui venir la conscience confuse qu’il pourrait être en cause — et peut-être menacé ? Sans doute réagit-on différemment en ses différentes régions. Le Parti socialiste n’est plus qu’un bulbe à l’état de béchamelle, dont on mesure très exactement la vitalité aux appels de Cambadélis, après l’élection de Trump, à resserrer les rangs autour de Hollande (ou bien aux perspectives de lui substituer Valls).

      C’est la partie « médias », plus exposée peut-être, qui exprime un début d’angoisse terminale. A la manière dont elle avait pris la raclée du TCE en 2005 — une gigantesque éructation contre le peuple imbécile —, on mesure quand même depuis lors un effet des gifles à répétition. Alors les médias, un peu sonnés à force, commencent à écrire que les médias pourraient avoir eu une responsabilité. Le propre du mort-vivant cependant, encore debout mais en instance de mourir, c’est que rien ne peut plus le ramener complètement vers la vie. Aussi, la question à peine posée, viennent dans l’instant les réponses qui confirment le pur simulacre d’une vitalité résiduelle, et la réalité de l’extinction en cours. Y a-t-il responsabilité des médias ? « Oui, mais quand même non »...

    • La « politique post-vérité » (misère de la pensée éditorialiste)

      On en finirait presque par se demander si l’indigence de ses réactions ne condamne pas ce système plus sûrement encore que l’absence de toute réaction. C’est que pour avoir depuis si longtemps désappris à penser, toute tentative de penser à nouveau, quand elle vient de l’intérieur de la machine, est d’une désespérante nullité, à l’image de la philosophie du fact-checking et de la « post-vérité », radeau de la méduse pour journalisme en perdition. L’invocation d’une nouvelle ère historique dite de la « post-vérité » est donc l’un de ces sommets que réserve la pensée éditorialiste : une nouvelle race de politiciens, et leurs électeurs, s’asseyent sur la vérité, nous avertit-elle (on n’avait pas vu). Des Brexiteers à Trump, les uns mentent, mais désormais à des degrés inouïs (plus seulement des petits mensonges comme « mon ennemi c’est la finance »), les autres croient leurs énormités, on peut donc dire n’importe quoi à un point nouveau, et la politique est devenue radicalement étrangère aux régulations de la vérité. C’est une nouvelle politique, dont l’idée nous est livrée là par un gigantesque effort conceptuel : la « politique de la post-vérité ». Soutenue par les réseaux sociaux, propagateurs de toutes les affabulations — et à l’évidence les vrais coupables, ça la presse l’a bien vu.

      Car, on ne le dit pas assez, contre la politique de la post-vérité, le journalisme lutte, et de toutes ses forces : il fact-checke. On ne pourra donc pas dire que le journalisme a failli face à Trump : sans relâche il a compulsé des statistiques et retourné de la documentation — n’a-t-il pas établi qu’il était faux de dire que tous les Mexicains sont des violeurs, ou qu’Obama n’était pas américain ? Mais voilà, la post-vérité est une vague géante, un tsunami qui emporte tout, jusqu’aux digues méthodiques du fact-checking et du journalisme rationnel, et les populations écumantes de colère se mettent à croire n’importe quoi et n’importe qui. Au fait, pourquoi en sont-elles venues ainsi à écumer de colère, sous l’effet de quelles causes, par exemple de quelles transformations économiques, comment en sont-elles arrivées au point même de se rendre aux pires mensonges ? c’est la question qu’il ne vient pas un instant à l’idée du journalisme fact-checkeur de poser.

      Il est d’ailleurs mal parti pour en trouver les voies si l’on en juge par les fortes pensées de ses intellectuels de l’intérieur, comme Katharine Viner, éditorialiste au Guardian, à qui l’on doit les formidables bases philosophiques de la « post-vérité ». Et d’abord en armant la percée conceptuelle de connaissance technologique dernier cri : les réseaux sociaux, nous explique Viner, sont par excellence le lieu de la post-vérité car ils enferment leurs adhérents dans des « bulles de filtre », ces algorithmes qui ne leur donnent que ce qu’ils ont envie de manger et ne laissent jamais venir à eux quelque idée contrariante, organisant ainsi la végétation dans le même, l’auto-renforcement de la pensée hors de toute perturbation. Mais on croirait lire là une description de la presse mainstream, qui ne se rend visiblement pas compte qu’elle n’a jamais été elle-même autre chose qu’une gigantesque bulle de filtre ! Ainsi excellemment partie pour un exercice décapant de remise en cause, Katharine Viner en vient logiquement à conclure que Trump « est le symptôme de la faiblesse croissante des médias à contrôler les limites de ce qu’il est acceptable de dire » (4). Le tutorat moral de la parole publique, spécialement celle du peuple et des « populistes », voilà, sans surprise, le lieu terminal de la philosophie éditorialiste de la « post-vérité ». Comprendre ce qui engendre les errements de cette parole, pour lui opposer autre chose que les postures de la vertu assistée par le fact-checking, par exemple une action sur les causes, ne peut pas un instant entrer dans une tête d’éditorialiste-de-la-vérité, qui comprend confusément que, « les causes » renvoyant à ce monde, et l’hypothèse d’y changer quoi que ce soit de sérieux étant par principe barrée, la question ne devra pas être posée...

    • https://seenthis.net/messages/543637
      https://www.letemps.ch/monde/2016/11/18/postverite-nouvelle-grille-lecture-politique
      https://lundi.am/LETTRE-A-NOS-COUSINS-D-AMERIQUE

      – La politique est essentiellement l’art de la manipulation des apparences, du faux-semblant, du stratagème, des jeux à trois bandes, du coup d’État permanent, de la mauvaise foi et de la domination, bref : du mensonge efficace. Quoi de plus logique que d’élire comme président un menteur patenté ? Ceux qui voient dans cette élection le triomphe d’une politique de la « post-vérité » parce que le vainqueur du jour ne s’est jamais soucié de « respecter les faits » tentent lamentablement d’occulter l’évidence que s’il a été élu, c’est précisément parce qu’il incarnait la vérité de la politique, la vérité de son mensonge. Ce qui rend la gauche partout haïssable, c’est de mentir sur le mensonge en faisant de la politique avec des bons sentiments. Chaque fois que la gauche s’en est pris à l’obscénité de Trump, elle n’a donné à entendre que le caractère faux-cul de son propre moralisme. La retenue dont la gauche se prévaut est aussi bien retenue de la vérité, qui éternise le règne du mensonge. C’est ainsi que Trump est devenu, pour certains, le nom de la fin du mensonge. Il leur manque seulement d’avoir lu Gracian, qui disait de l’homme de cour : « Quand son artifice est connu, il raffine sa dissimulation, en se servant de la vérité même pour tromper. Il change de jeu et de batterie pour changer de ruse. Son artifice est de n’en avoir plus. »

      #post_vérité #journalisme_post_politique #Frédérique_Lordon #Les_blogs_du_Diplo

    • Du grand Lordon.
      lémédia ils iront jusqu’au bout du bout, d’un pas mécanique, les bras devant à l’horizontale

      le dernier espoir pour les ventes de Libération, du Monde et de L’Obs, c’est bien le FN

  • NYT Advocates Internet Censorship
    The New York Times wants a system of censorship for the Internet to block what it calls “fake news,” but the Times ignores its own record of publishing “fake news,” reports Robert Parry.
    https://consortiumnews.com/2016/11/20/nyt-advocates-internet-censorship

    The simple reality is that lots of dubious accusations get flung around during the heat of a campaign – nothing new there – and it is always a challenge for professional journalists to swat them down the best we can. What’s different now is that the Times envisions some structure (or algorithm) for eliminating what it calls “fake news.”

    But, with a stunning lack of self-awareness, the Times fails to acknowledge the many times that it has published “fake news,” such as reporting in 2002 that Iraq’s purchase of aluminum tubes meant that it was reconstituting its nuclear weapons program; its bogus analysis tracing the firing location of a Syrian sarin-laden rocket in 2013 back to a Syrian military base that turned out to be four times outside the rocket’s range; or its publication of photos supposedly showing Russian soldiers inside Russia and then inside Ukraine in 2014 when it turned out that the “inside-Russia” photo was also taken inside Ukraine, destroying the premise of the story.

    These are just three examples among many of the Times publishing “fake news” – and all three appeared on Page One before being grudgingly or partially retracted, usually far inside the newspaper under opaque headlines so most readers wouldn’t notice. Much of the Times’ “fake news” continued to reverberate in support of U.S. government propaganda even after the partial retractions.

    So, should Zuckerberg prevent Facebook users from circulating New York Times stories? Obviously, the Times would not favor that solution to the problem of “fake news.” Instead, the Times expects to be one of the arbiters deciding which Internet outlets get banned and which ones get gold seals of approval.

    #new_york_times #fake

  • Verdict du procès de Hambourg : quand la pensée sécuritaire accuse le « réfugié » et le « musulman » | Stéphanie Pouessel
    http://www.middleeasteye.net/fr/opinions/verdict-du-proc-s-de-hambourg-quand-la-pens-e-s-curitaire-accuse-le-r

    Des témoins manipulés par les policiers, des médias survoltés, des politiques qui ont menti… une polémique à même de devenir un des scandales médiatico-juridiques de ces dernières années. Mais elle ne le sera certainement pas, tant la pensée dominante anti-islam est forte Source : Middle East Eye

    • – La politique est essentiellement l’art de la manipulation des apparences, du faux-semblant, du stratagème, des jeux à trois bandes, du coup d’État permanent, de la mauvaise foi et de la domination, bref : du mensonge efficace. Quoi de plus logique que d’élire comme président un menteur patenté ? Ceux qui voient dans cette élection le triomphe d’une politique de la « post-vérité » parce que le vainqueur du jour ne s’est jamais soucié de « respecter les faits » tentent lamentablement d’occulter l’évidence que s’il a été élu, c’est précisément parce qu’il incarnait la vérité de la politique, la vérité de son mensonge. Ce qui rend la gauche partout haïssable, c’est de mentir sur le mensonge en faisant de la politique avec des bons sentiments. Chaque fois que la gauche s’en est pris à l’obscénité de Trump, elle n’a donné à entendre que le caractère faux-cul de son propre moralisme. La retenue dont la gauche se prévaut est aussi bien retenue de la vérité, qui éternise le règne du mensonge. C’est ainsi que Trump est devenu, pour certains, le nom de la fin du mensonge. Il leur manque seulement d’avoir lu Gracian, qui disait de l’homme de cour : « Quand son artifice est connu, il raffine sa dissimulation, en se servant de la vérité même pour tromper. Il change de jeu et de batterie pour changer de ruse. Son artifice est de n’en avoir plus. »

    • Selon Emmanuel Todd, le vote Trump est un vote de souffrance
      Encore une interview lumineuse d’Emmanuel Todd, celle-ci accordée au webmedia Atlantico, et qui nous démontre si l’en était besoin que l’excès de souffrance mine désormais le système néolibéral au pays même du néolibéralisme.
      Todd avoue qu’il a longtemps cru « impensable » une victoire de Trump aux États-Unis. Pour Todd, les déterminants de la vie politique et idéologique se situent au-delà de la sphère exclusivement économique, mais dans les structures familiales, les valeurs religieuses, les stratifications éducatives :
      « Cette approche m’aurait amené à conclure que la société américaine pouvait supporter à l’infini le néolibéralisme, l’hyperindividualisme, la montée des #inégalités, la stagnation ou même la baisse du revenu médian des ménages. La #famille_nucléaire_anglo-saxonne est individualiste, libérale, mais pas du tout égalitaire.

      […] Il était donc possible d’imaginer (comme l’ont fait Hillary #Clinton et la presse de l’establishment) que tout allait continuer. Le monde anglo-américain aurait engendré le #néolibéralisme parce que, pour le meilleur et pour le pire, il lui convenait. La résistance à la #globalisation ne pouvait être qu’ailleurs, dans des pays attachés à l’égalité, comme la France, à l’intégration collective comme l’Allemagne ou le Japon, ou aux deux comme la Russie. »

      Pourtant, un #grain_de_sable allait venir gripper cette belle logique : l’augmentation de la mortalité chez #les_Américains de 45 à 54 ans dans les #classes_moyennes et moins éduquées entre 1999 et 2013. Un phénomène inédit dans une société dite “avancée” et d’autant moins supportable qu’il s’explique par des causes non “naturelles” : suicides, alcool, drogues, empoisonnements médicamenteux…

      « Cet indicateur est vraiment le signe que la globalisation économique a fini par conduire à une insécurité individuelle et sociale insupportable même en pays anglo-saxon. Les sondages “sortie des urnes” ont bien montré qu’au fond, la principale motivation du vote #Trump était la volonté de changement. Tout sauf ce que représente Clinton. »

      Le système néolibéral sur les mêmes traces funestes que son vieux rival soviétique

      On rappellera qu’en 1976, Todd avait aussi prédit, « d’instinct », l’effondrement du système soviétique, en se basant sur la hausse de la mortalité infantile russe entre 1970 et 1974. Même cause, un taux de mortalité dégradé, mêmes effets destructeurs.

      On sera cependant moins optimiste que Todd sur la capacité d’adaptation du capitalisme qui « devrait permettre une reconstruction assez rapide de la nation américaine ». Ne prévoyait-il pas aussi naïvement que la social-démocratie française surmonterait la crise de 2008 via le « hollandisme révolutionnaire » ????

      En effet, dans ce dernier paragraphe, la boule de cristal du père #Todd devait tenir une épaisse couche de poussière.

      Peu de chances qu’un Trump s’attaque vigoureusement aux inégalités sociales de son pays pendant son mandat. Encore moins qu’il restaure le “rêve américain” : l’inégalité n’est supportée que si l’on pense avoir une chance d’y échapper. Et #Sanders, 76 ans, sera atteint par la limite d’âge quand il pourra s’y employer.

      Ce qui par contre est désormais avéré, c’est que le néolibéralisme et ses avatars, la globalisation et le libre-échangisme débridés, ont bien du plomb dans l’aile, puisqu’ils minent le cœur même du système, et qu’ils sont bien partis pour connaître le sort funeste de leur vieux rival soviétique.

      http://yetiblog.org/index.php?post/2078

      une série des derniers billets de Pierrick Tillet sur le blog du Yeti http://yetiblog.org