• Menaces sur l’informatique mondiale

    http://www.lemonde.fr/economie/article/2016/11/20/menaces-sur-l-informatique-mondiale_5034720_3234.html

    La stratégie de survie des anciennes gloires du secteur passe par des diversifications et des acquisitions qui mettront du temps à porter leurs fruits. Et toutes ne survivront pas.

    Le numérique a-t-il tué l’infor­matique ? Alors que les Apple, ­Google, Amazon ou Facebook caracolent dans les classements boursiers mondiaux et qu’ils engrangent des dizaines de milliards de dollars de bénéfices chaque trimestre, les entreprises qui ont donné à l’informatique ses lettres de noblesse ne cessent de se « recentrer », de se « redimensionner », cherchant la formule qui leur redonnera croissance et promesses d’avenir.
    Certes, elles gagnent encore de l’argent et possèdent même pour certaines de beaux trésors de guerre, mais la créativité, l’inventivité et ­l’attractivité ne sont plus dans leur camp. Ni la croissance ni, donc, l’avenir.

    Il y a un an, Hewlett-Packard se scindait en deux sociétés : HP Inc pour les imprimantes et les PC, et HP Enterprise (HPE) pour l’infrastructure, les services et les logiciels. Meg Whitman, PDG de HP, avait pris cette décision pour redonner plus d’« agilité » au doyen de la Silicon Valley, malmené sur ses marchés. Après avoir fusionné ses activités dans les services avec celles de l’américain CSC, puis revendu ses logiciels à l’anglais Micro Focus, HPE a vu son chiffre d’affaires fondre de 52,7 milliards de dollars (49,2 milliards d’euros) à quelque 28 milliards de dollars.

    Le marché porteur du cloud

    La plus que centenaire IBM vient, pour sa part, d’enregistrer un dix-huitième trimestre consécutif de baisse de son chiffre d’affaires. En cinq ans, son revenu global a diminué de plus de 23 %, passant de 107 milliards de dollars en 2011 à 81,7 milliards de dollars en 2015.
    Le géant américain de l’électronique, Intel, a, lui, affiché en 2015 un chiffre d’affaires en baisse de 1 % par rapport à 2014. Le spécialiste des réseaux Cisco a clos son exercice 2016 fin juillet sur un chiffre d’affaires de 49,2 milliards de dollars, stable par rapport à 2015.
    Pas mieux du côté des grands éditeurs de logiciels. Le chiffre d’affaires d’Oracle a baissé de 3 % entre les exercices 2015 (38,2 milliards de dollars) et 2016 (37 milliards). L’allemand SAP parvient à maintenir plusieurs points de croissance, en partie grâce aux acquisitions qu’il a réalisées au cours des dernières années sur le marché plus porteur du cloud.


    La fin des beaux jours

    De même, Microsoft retrouve les faveurs de la croissance – et, donc, de la Bourse – à la suite d’un virage sérieux et de lourds investissements vers le cloud, mais son bénéfice a été quasiment réduit de moitié entre 2011 et 2015.

    En l’espace de quelques années à peine, les stars de l’informatique des années 1990 et 2000, qui affichaient des taux de croissance à deux chiffres et faisaient les beaux jours des actionnaires, se retrouvent à la peine, voire menacées d’être rachetées ou même de disparaître. L’informatique serait-elle passée de mode ? Non, bien au contraire.
    Nos activités reposent plus que jamais sur le numérique, mais c’est justement cette numérisation massive dans tous les domaines qui a changé la donne. L’offre matérielle et logicielle sur laquelle ces géants se sont construits est soudain devenue trop lente, trop lourde, trop rigide et trop chère.

    Une nouvelle ère

    Jusqu’au milieu des années 1990, l’infor­matique servait à l’activité économique des entreprises et des administrations, qui achetaient ou louaient chacune leurs ordinateurs. Les logiciels étaient vendus sous forme de licences, immanquablement accompagnées d’un contrat annuel de maintenance qui représentait environ 20 % du coût de la licence. Le tout nécessitait force développements de logiciels et services d’accompagnement qui faisaient vivre un grand nombre de prestataires de conseil et de services. Jusqu’à ce que des technologies nouvelles viennent bousculer ce monde de l’informatique en imposant des règles elles aussi nouvelles.

    Première cause de cette rupture, le réseau Internet. Sa capacité à donner accès à tous les détenteurs d’un terminal connecté à toutes sortes d’informations et de données a profondément bouleversé l’usage du numérique et l’a mis à portée du grand public.
    La mobilité ensuite. Les téléphones mobiles, rebaptisés smartphones, offrent aujour­d’hui, dans un format compact, plus de fonctionnalités et de puissance qu’un micro-ordinateur. Et aucune de ces « vieilles » entreprises, hormis Apple, n’en produit. En 2007, année du lancement de l’iPhone, le chiffre d’affaires de la firme à la pomme était trois fois plus petit que celui d’IBM. Moins de dix ans après, il est de plus du double.



    Redistribution totale des cartes

    Le cloud enfin. En mettant à disposition de toutes les entreprises, mais aussi de tous les particuliers, de la puissance de traitement informatique à la demande et des espaces de stockage payés à l’usage, le cloud a fait basculer l’informatique dans une nouvelle ère. « On est passé du logiciel de comptabilité dans un bureau au numérique présent ­partout dans nos vies, dans tous les objets et dans toutes nos activités », résume Michael Dell, PDG fondateur de l’entreprise du même nom. Et les grands bénéficiaires de ces mutations s’appellent Google, Apple, Amazon et Facebook.

    Ces nouvelles technologies, auxquelles on peut ajouter les objets connectés, le big data, les nouveaux modes de développement de logiciels dits « agiles », l’intelligence artificielle, l’impression 3D, etc., ont fait entrer le numérique dans nos maisons, dans nos poches, à nos poignets, dans nos voitures… ­Elles ont relégué l’ordinateur au rang d’accessoire avec lequel il faut composer en attendant que le nouveau remplace progressivement l’ancien. Et elles ont totalement redistribué les cartes.

    C’est le schéma classique de la destruction créatrice, chère à Schum­peter. Le grand public a pris le pas sur les ­entreprises et est devenu le moteur de l’industrie. « Le cloud permet à de nouveaux acteurs comme Uber ou Airbnb d’aller très vite, de créer leur marque et d’atteindre le vaste marché du grand public rapidement en ­contournant les acteurs traditionnels de ­l’informatique », remarque Benoît Flamant, directeur de la gestion numérique chez Fourpoints ­Investment Managers.



    « Une guerre à mort »
    De nouveaux venus peuvent en quelques jours mettre au point une application très innovante ou un nouveau service en louant, sur Amazon, la puissance informatique dont ils ont besoin. Jamais ils ne s’équiperont d’un système d’information comme le faisait la génération précédente. Les maîtres mots de ce nouveau monde numérique sont la rapidité, la souplesse, l’expérience client, le grand public et la désintermédiation.

    « C’est une guerre à mort qui se joue là, une guerre à la fois de vitesse, des prix et des ­talents. Il faut innover et générer de la croissance toujours plus et toujours plus vite. Des acteurs comme Yahoo !, Nokia ou BlackBerry n’ont pas survécu à cette course effrénée », ­affirme Patrick Rouvillois, directeur au ­Boston Consulting Group (BCG), expert des ruptures numériques.

    S’ils veulent survivre, les acteurs historiques de l’informatique n’ont d’autre choix que de se réinventer et de trouver de nouveaux terrains fertiles à la croissance. Le matériel, serveurs, PC et portables, est devenu une « commodité », un support aux applications et aux services proposés. Sur le marché des PC, les marges faiblissent de jour en jour. La consolidation permet de réaliser des économies d’échelle.
    C’est l’option prise par le chinois Lenovo, qui a successivement repris les PC puis les serveurs d’IBM, l’activité PC de NEC, la branche téléphonie mobile de Motorola et, tout récemment, a signé un « accord de coopération » avec l’un des derniers japonais du domaine, Fujitsu. Seuls HP, Dell et les taïwanais Asus et Acer parviennent à se maintenir sur ce marché. Du côté des serveurs, la menace vient des géants de l’Internet.

    Plutôt que d’acheter les matériels du marché, les Google, Facebook et autres Amazon développent eux-mêmes leurs équipements selon leurs propres spécifi­cations. Là encore, les acteurs traditionnels seront de plus en plus souvent contournés.
    Certes, le matériel informatique ne disparaîtra pas. Les objets connectés, les smartphones, l’analyse des données, l’utilisation croissante de la vidéo nécessitent des équipements toujours plus nombreux dans les centres de données (datacenters).

    Le logiciel, un objet vivant

    Ainsi, chaque smartphone vendu nécessite un nouveau serveur dans un centre de données. « Mais le matériel n’existe pas tout seul, il est forcément lié à une intelligence. On n’achète pas un téléphone ou une montre connectée pour l’objet lui-même mais pour les fonctions qu’il offre », remarque Philippe Herbert, ­general partner chez Banexi Ventures. Et, là aussi, les acteurs historiques sont menacés.

    Le logiciel devient à son tour une commodité. On ne développe plus de logiciels de gestion des ressources humaines, de la ­production ou de la finance, écrits une fois pour toutes. Depuis l’émergence des ­DevOps, ces méthodes de développement agile, le logiciel est devenu un objet vivant, dynamique, composé de modules du ­marché, souvent en accès libre (open source), que des développeurs assemblent pour l’adapter aux besoins d’une application ou d’une entreprise et qu’ils font ­évoluer au fur et à mesure des besoins. C’est l’avènement du code et des codeurs.

    Le software as a service (SAAS) simplifie l’usage en donnant accès à un logiciel qui est actualisé en permanence. L’utilisateur paie à la consommation, il n’a plus besoin d’investir dans du matériel et dans des équipes ­d’informaticiens. Pour les éditeurs historiques, le SAAS impose la refonte des logiciels, afin de les rendre utilisables dans le cloud en toute sécurité. Il entraîne surtout une baisse de leurs revenus à court terme. Là où il encaissait 100 en une fois puis 20 chaque année pour la maintenance, l’éditeur doit maintenant patienter cinq ou six ans au moins pour encaisser une somme équivalente. Ce changement de modèle n’a pas fini de faire des dégâts.

    « Nous sommes mortels »

    Pour survivre, les acteurs historiques rachètent des sociétés nées dans le cloud et l’Internet. En juin 2013, IBM a acquis l’hébergeur SoftLayer et ses 13 centres de données pour 2 milliards de dollars. Depuis 2011, l’allemand SAP a racheté des éditeurs spécialisés dans le SAAS, SuccessFactors (RH), Ariba (achats), Fieldglass (RH), Concur (frais de déplacements) pour un total de près de 17 milliards de dollars. HPE est en négociation pour le rachat de SimpliVity, un acteur de l’hyperconvergence, une technologie-clé pour les datacenters, pour près de 4 milliards de dollars. Oracle vient de boucler l’acquisition de NetSuite (logiciels de gestion dans le cloud) pour 9,3 milliards de dollars.

    Toutes ces acquisitions vont doter les acheteurs des compétences qui leur faisaient défaut, mais il faudra des années avant que leur apport ne soit visible dans le chiffre d’affaires. « Notre avantage est que nous savons que nous sommes mortels et que la transformation est nécessaire », affirme sereinement ­Nicolas Sekkaki, le président d’IBM France. IBM mise désormais sur le cloud et l’intelligence artificielle (programme Watson), qui devraient représenter la moitié de son ­chiffre d’affaires d’ici à cinq ans.

    « Il y a vingt ans, IBM était numéro un, et HP numéro dix. Aujourd’hui, les 8 autres du top 10 ont disparu ou ont été rachetés », précise Gérald Karsenti, le président de HPE France. « Tous les acteurs peuvent disparaître ­demain. Le secteur bouge, se réinvente en permanence. Le tout est de ne pas se laisser distancer. » Alors, ils tentent de retrouver plus de souplesse et de créativité en collaborant avec des start-up et en multipliant les projets d’innovation ouverte. Mais, s’ils espèrent tous avoir trouvé la martingale qui leur assurera des lendemains radieux, aucun ne peut affirmer que sa stratégie est la bonne.