• Royaume-Uni : machines à cash, machines à drames

    http://www.lemonde.fr/europe/article/2016/11/24/machines-a-cash-machines-a-drames_5036892_3214.html

    La dernière génération de machines à sous, les « FOBT », qui prolifèrent dans les quartiers populaires britanniques, suscite une dangereuse addiction.

    La déchéance de Darren Farr, patron d’un magasin de dépôt-vente Cash Converters Grimsby, port de pêche en déclin du Lincolnshire (nord de l’Angleterre), n’a fait l’objet que de quelques lignes dans le Grimsby Telegraph, le 12 novembre.

    Ce jour-là, les lecteurs de la rubrique judiciaire du quotidien apprenaient la condamnation du quadragénaire à seize mois de prison avec sursis pour avoir soustrait un total de 23 000 livres (27 000 euros) à son employeur sur deux ans pour financer sa passion des paris dont il était devenu dépendant. Un héritage de 10 000 livres y était aussi passé.

    « Cet homme a tout perdu. Il s’est mis dans tout un tas de difficultés financières mais aujourd’hui, il est sincèrement repentant », a plaidé son avocat, assurant que son client avait commencé à rembourser ses dettes, avait cessé de visiter les officines de pari et fréquentait assidûment les séances de désintoxication des « parieurs anonymes ».

    Darren Farr ne s’en est pas si mal tiré. Les médias britanniques relatent régulièrement les drames de couples qui explosent, de salariés perdant leur emploi, voire de suicides liés à l’addiction à la dernière génération de machines à sous, les « FOBT« (« Fixed-Odds Betting Terminals » pour « terminaux de paris à cotes fixes »). Clinquantes et clignotantes, elles proposent une série de jeux de hasard sur écran – dont la roulette, le loto ou la course de chevaux –, que le client peut enchaîner à un rythme effréné : toutes les vingt secondes.

    Pertes très vite abyssales

    Alors que les mises sont limitées à 2 livres sur les bandits manchots classiques, les fentes à billets de banque des FOBT avalent toutes les coupures jusqu’à 100 livres. A raison de 100 « quids » (livres) chaque vingt secondes, ce sont l’équivalent de 350 euros qui peuvent partir en fumée chaque minute.

    Mais le secret ultime de ces machines infernales se cache dans le taux élevé de chance de gain pour lequel elles sont programmées : 97,3 %. Cette particularité est la source de l’addiction. Les mises sont si élevées et les parties si rapidement enchaînées que les pertes peuvent être très vite abyssales. Sans cesse, la machine vous bombarde d’informations destinées à vous donner l’espoir de gains futurs, comme les numéros qui sont déjà sortis, comme s’ils avaient la moindre influence sur les tirages suivants.

    D’ailleurs la machine est techniquement imbattable, même sur de très longues parties. Chacune des 33 000 FOBT rapporte en moyenne 1 000 livres de bénéfice par semaine au secteur des jeux qui, avec 9 000 boutiques implantées au Royaume-Uni, ramasse 1,7 milliard sur les 46 milliards pariés chaque année.

    Pas une rue commerçante d’un quartier populaire britannique sans une multitude d’officines de paris qui, de « Ladbrokes » à « Coral » proposent de miser aussi bien sur les courses de chevaux que sur toutes sortes de compétitions sportives. A l’intérieur, une clientèle très largement masculine s’affaire sur les « terminaux de jeu ».

    « Un trouble du cerveau »

    L’ambiance est pesante. Les agressions de gérant, souvent seuls dans une boutique pleine d’espèces, sont fréquentes, mais peu médiatisées, tant est lourde la pression exercée sur leurs employés par les rois du secteur.

    Autorisées depuis 1999, les FOBT y ont éclipsé les paris équestres ou sportifs auprès d’une clientèle jeune. Même la loi de 2005 limitant le nombre de ces machines à quatre par pas-de-porte n’a pas freiné leur prolifération : les chaînes de magasins ont multiplié les succursales, parfois à quelques encablures de distance. Les enseignes de dépôt-vente, tels Cash converters, où les clients pauvres peuvent regarnir leur portefeuille, ne sont généralement pas loin.

    Le phénomène est si massif et ses conséquences si lourdes que ces « terminaux » addictifs, surnommés « la cocaïne » des professionnels du jeu de hasard, sont devenus un lourd problème de santé publique et de société.

    Dans un récent documentaire du magazine Panorama de la BBC, Wendy Bendel, une femme dont le compagnon avait mis en cause son addiction aux FOBT dans une lettre de suicide pour expliquer son geste, a témoigné et mené l’enquête. Placé dans un IRM avec une manette de jeu, un joueur dépendant joue les cobayes dans l’émission. « L’addiction au jeu n’est pas un échec de la volonté mais un trouble du cerveau exploité par les sociétés de pari, y explique David Nutt, le neuropsychopharmacologue qui mène l’examen. Le cerveau de la personne dépendante s’est modifié pour être entraîné vers le désir de parier ».

    Intense lobbying du secteur

    Les ravages des FOBT sont tels, les protestations de certains élus et des églises si pressantes, que les chaînes de magasins de paris ont dû prendre des mesures. Les clients repérés électroniquement pour leur addiction sont censés voir apparaître des messages d’avertissement lorsqu’ils jouent.

    Les sociétés du secteur doivent aussi verser une partie de leurs recettes à des associations chargées de soigner les personnes dépendantes. Mais ni l’une ni l’autre de ces obligations n’est sérieusement satisfaite, dénoncent ces dernières.

    Fin octobre, peu après l’émission choc de la BBC, la ministre des sports, Tracey Crouch, a annoncé le lancement d’une réflexion sur le sujet. Le Labour réclame la limitation du montant des paris à 2 livres au lieu de 100 et rappelle que la République d’Irlande interdit les FOBT sauf dans les casinos.

    Mais le gouvernement de Theresa May résistera-t-il à l’intense lobbying d’un secteur qui inclut les populaires bookmakers, emploie 40 000 personnes, inonde de pub les chaînes de télé et rapporte à l’Etat un milliard de livres de recettes fiscales par an, dont 400 millions pour les seules machines à sous infernales ?