• Perturbateurs endocriniens : la fabrique d’un mensonge

    http://www.lemonde.fr/planete/article/2016/11/29/perturbateurs-endocriniens-la-fabrique-d-un-mensonge_5039862_3244.html

    La Commission européenne a élaboré ses propres éléments de preuves pour éviter une réglementation trop sévère de ces substances dangereuses.

    Tout, ou presque, tient en ces quelques mots : « Les perturbateurs endocriniens peuvent (…) être traités comme la plupart des substances [chimiques] préoccupantes pour la santé humaine et l’environnement. » C’est sur cette simple phrase, issue de la conclusion d’un avis de 2013 de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), que Bruxelles fonde son projet de réglementation des perturbateurs endocriniens, ces substances omniprésentes capables d’interférer avec le système hormonal à des doses souvent infimes.

    Cette proposition, qui devrait être votée sous peu par les Etats membres, fédère contre elle la France, le Danemark ou encore la Suède, mais aussi l’ensemble des organisations non gouvernementales (ONG) qui estiment qu’elle ne permet pas de protéger la santé publique et l’environnement.

    La communauté scientifique compétente, incarnée par l’Endocrine Society – une société savante qui rassemble quelque 18 000 chercheurs et cliniciens spécialistes du système hormonal – ferraille, elle aussi, contre le projet. Une opposition surprenante puisque la Commission européenne assure s’appuyer sur la science, c’est-à-dire sur une expertise scientifique de l’EFSA.

    L’explication de ce singulier hiatus se trouve dans une série de documents internes de l’administration européenne, obtenus par Le Monde. Ils le montrent sans aucune ambiguïté : la phrase clé sur laquelle repose l’édifice réglementaire proposé par la Commission a été rédigée avant même que l’expertise scientifique ait véritablement commencé.

    « Conclusions écrites à l’avance »

    En décembre 2012, l’EFSA expose déjà des « conclusions/recommandations » dans un courriel adressé aux experts qu’elle a rassemblés pour réaliser ce travail : « Les perturbateurs endocriniens et leurs effets nocifs devraient être traités comme tout autre produit chimique préoccupant pour la santé humaine ou l’environnement. » La phrase clé est déjà là. Pourtant, la toute première réunion de mise en place du travail ne s’est tenue que quelques jours auparavant. Fin mars 2013, c’est-à-dire trois mois plus tard, elle figurera bel et bien dans les conclusions de l’avis publié par l’agence.
    « Il est certain que les conclusions étaient écrites à l’avance, sinon sur le papier, au moins dans la tête de certains des participants », raconte une source proche du dossier au moment des faits. La Commission n’a pas donné suite aux questions du Monde. L’EFSA, quant à elle, assure avoir correctement rempli son mandat. « Le comité scientifique [de l’EFSA] a passé en revue les différents avis émanant de nombreux experts et assemblées », réagit l’agence européenne, interrogée elle aussi.

    Anodine pour le néophyte, la « phrase de l’EFSA » a en réalité une portée considérable. Car si les perturbateurs endocriniens sont effectivement des produits comme les autres, alors il n’est nul besoin d’une réglementation sévère.

    L’industrie des pesticides, la plus concernée par le dossier, l’a fort bien compris. Ses principales organisations de lobbying – l’Association européenne pour la protection des cultures (ECPA), CropLife International, CropLife America – ou encore les groupes agrochimiques allemands BASF ou Bayer répètent ad libitum la « phrase de l’EFSA » dans leurs argumentaires et leurs correspondances avec les institutions européennes, que Le Monde a consultées.

    De fait, la fameuse phrase revêt une importance majeure pour la réglementation européenne sur les produits phytosanitaires. C’est en 2009 que le Parlement européen a voté un nouveau « règlement pesticides ». Selon ce texte de loi, les pesticides identifiés a priori comme « perturbateurs endocriniens » ne pourront plus accéder au marché ou y rester, sauf lorsque l’exposition est jugée négligeable.
    Cette disposition n’attend plus qu’une chose pour être appliquée : l’adoption de critères scientifiques pour définir les perturbateurs endocriniens – ce que propose aujourd’hui Bruxelles. Mais puisque les perturbateurs endocriniens sont des produits chimiques comme les autres – c’est la « phrase de l’EFSA » qui le dit –, pourquoi les interdire a priori ?

    « Brèche majeure » dans la protection de la santé
    La Commission a donc modifié le texte. Il suffirait maintenant d’évaluer le risque qu’ils présentent au cas par cas, si des problèmes se présentent après leur mise sur le marché. Et donc a posteriori. Au prix d’un changement de l’esprit du règlement de 2009 ?
    Cette modification ouvrirait une « brèche majeure » dans la protection de la santé et de l’environnement, affirme EDC-Free Europe. Cette coalition d’ONG accuse la Commission de vouloir dénaturer la philosophie de la loi européenne.

    Surtout, cet amendement au règlement de 2009 pose un problème démocratique, un peu comme si des fonctionnaires avaient pris l’initiative de rédiger un décret d’application n’ayant rien à voir avec l’intention des élus. C’est aussi l’opinion du Parlement européen. Dans un courrier dont Le Monde a obtenu copie, le président de la commission de l’environnement du Parlement l’a écrit le 15 septembre au commissaire à la santé chargé du dossier, Vytenis Andriukaitis : la Commission a « excédé ses compétences d’exécution » en modifiant des « éléments essentiels » de la loi. Dans une note du 10 octobre, la France, le Danemark et la Suède ne disent pas autre chose, estimant qu’elle n’a pas le droit de revenir sur « le choix politique du législateur ».
    Ce reproche est d’autant plus fâcheux pour la Commission qu’elle est déjà dans l’illégalité sur le sujet. La Cour de justice européenne l’a en effet condamnée en décembre 2015 pour avoir violé le droit de l’Union : elle devait régler la question des critères d’identification des perturbateurs endocriniens avant fin 2013.

    La Commission, elle, reste imperturbable sous la giboulée de critiques. Elle assure avoir rempli la condition qui l’autorise à « actualiser » le règlement : prendre en compte l’évolution de « l’état des connaissances scientifiques », à savoir la fameuse petite phrase de l’EFSA. Celle sur laquelle repose sa justification.

    Mais pourquoi l’EFSA aurait-elle écrit à l’avance une conclusion en rupture avec le consensus scientifique ? Un document interne de la Commission obtenu par Le Monde jette une lumière crue sur les intentions de la direction générale de la santé et de la sécurité alimentaire (« DG santé »), aujourd’hui chargée du dossier à la Commission.

    Un compte rendu de réunion consigne noir sur blanc qu’elle envisageait, dès septembre 2012, de passer outre la volonté des élus européens. La DG santé disait alors ne pas être « opposée à l’idée de revenir à une réglementation fondée sur l’évaluation du risque » et être « même prête à changer complètement » la partie du règlement concernée.

    Le même document précise plus loin que la DG santé devra « parler à l’EFSA pour essayer d’accélérer la préparation » de son avis. Or, à ce moment-là, l’avis de l’EFSA n’existe pas encore… L’agence vient tout juste d’être saisie pour mettre en place un groupe de travail sur les perturbateurs endocriniens.

    Un message mortifié

    Les conditions très particulières de cette expertise se lisent d’ailleurs dans les courriels que s’échangent les experts et les fonctionnaires de l’agence. Un mois avant la remise du rapport de l’EFSA, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et le programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) publient un rapport conjoint sur les perturbateurs endocriniens.
    Un des experts commis par l’EFSA envoie un message mortifié à l’ensemble du groupe : « Il est presque embarrassant de comparer notre version actuelle avec le rapport OMS/PNUE. (…) Quand le rapport de l’OMS/PNUE parvient à la conclusion que la méthode traditionnelle d’évaluation des risques des produits chimiques est inadéquate [pour les perturbateurs endocriniens], nous arrivons à la conclusion exactement opposée. »

    Le scientifique juge indispensable de changer radicalement leurs conclusions. Le fonctionnaire de l’EFSA qui supervise le travail du groupe abonde dans son sens. Les « conclusions actuelles où nous expliquons que les perturbateurs endocriniens peuvent être traités comme la plupart des autres substances chimiques (…) nous isolent du reste du monde et pourraient être difficiles à défendre », écrit-il. Pourtant, quand l’avis de l’EFSA est publié le 20 mars 2013, il arbore toujours, imperturbablement, la petite phrase.
    « Ce devait être une procédure fondée sur la science, une élaboration de politique fondée sur les preuves », désapprouve quant à lui Axel Singhofen, conseiller du groupe des Verts-Alliance libre européenne au Parlement européen. « Mais ce à quoi nous assistons, ajoute-t-il, c’est à de l’élaboration de preuves fondée sur la politique. »

    Des substances omniprésentes

    Omniprésents dans les objets de consommation, les perturbateurs endocriniens sont des produits chimiques qui imbibent notre environnement quotidien (plastiques, mobilier, cosmétiques etc.), contaminent la nature et nos aliments (pesticides, matériaux des emballages etc.), et pénètrent dans nos organismes (sang, lait maternel etc.). Capables d’interférer avec le système hormonal, ils sont reliés à de multiples maladies en augmentation chez l’homme. Ce sont les conséquences irréversibles d’une exposition pendant la grossesse qui suscitent le plus d’inquiétude. Cancers du sein, de la prostate et des testicules, diabète ou infertilité : la liste est longue et inclut des dommages sur l’intelligence collective avec des atteintes au développement du cerveau qui entraînent un baisse du quotient intellectuel moyen. Leur coût pour la société a été estimé à au moins 157 milliards d’euros par an en Europe par une équipe internationale de chercheurs dirigée par Leo Trasande (université de New York).