• « À quand une véritable réforme pour rendre plus juste l’impôt sur le revenu » qui ne lèse pas les femmes ?
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/12/30/a-quand-une-veritable-reforme-pour-rendre-plus-juste-l-impot-sur-le-revenu-q

    Le prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu, prévu en 2018, a été déjà largement commenté. Ses partisans rappellent que la quasi-totalité des pays occidentaux l’applique déjà et que la France fait office d’exception. Certes.

    Mais la France est aussi l’un des rares pays à avoir l’imposition commune obligatoire pour les couples mariés ou pacsés : passer au prélèvement à la source exige alors une attention particulière pour tenir compte des disparités de revenus entre conjoints. Or cette question est mal résolue dans le projet actuel.

    Rappelons que le taux d’imposition d’un couple est calculé sur la moyenne des deux revenus (le quotient conjugal). Si les conjoints ont des revenus équivalents, l’imposition commune équivaut à l’imposition séparée. Mais si les revenus sont différents, ce système entraîne une surimposition du conjoint au revenu le plus faible (Conseil des prélèvements obligatoires).

    Or les cas de revenus inégaux sont les plus fréquents, avec les trois quarts des femmes en couple qui gagnent moins que leur mari, et une contribution moyenne des femmes de 36 % des revenus du couple (Insee 2014).

  • Entretien
    « La tentation du Bien est beaucoup plus dangereuse que celle du Mal »

    Par Nicolas Truong

    Boris Cyrulnik et Tzvetan Todorov, deux intellectuels, deux observateurs engagés de nos sociétés, dialoguent sur la capacité des individus à basculer dans la « barbarie » ou bien à y résister.

    Boris Cyrulnik est neuropsychiatre et directeur d’enseignement à l’université de Toulon. Tzvetan Todorov est historien et directeur de recherche honoraire au CNRS. Tous deux ont traversé l’époque de manière singulière. Tous deux sont devenus des penseurs plébiscités et des observateurs engagés de nos sociétés.

    Le premier, né en 1937 dans une famille d’immigrés juifs d’Europe centrale et orientale, fut l’un des rares rescapés de la rafle du 10 janvier 1944 à Bordeaux et popularisa, bien des années plus tard, le concept de « résilience », cette capacité psychique à se reconstruire après un traumatisme. Le second, né en 1939 à Sofia (Bulgarie) et théoricien de la littérature, rejoint Paris en 1963 et s’attache depuis les années 1980 aux questions mémorielles et au rapport à l’autre.

    Boris Cyrulnik a publié Ivres paradis, bonheurs héroïques (Odile Jacob, 2016), ouvrage sur le besoin et la nécessité de héros pour vivre et survivre. Tzvetan Todorov a écrit Insoumis (Robert Laffont/Versilio, 2015), portrait de ces contemporains qui, tels Etty Hillesum ou Germaine Tillion, Malcolm X ou Edward Snowden, ont su dire « non » et fait preuve de résistance à l’oppression.

    Tous deux dialoguent sur la capacité des individus à basculer dans la « barbarie » ou bien d’y résister au moment où une Europe meurtrie et apeurée par les attentats s’interroge sur son devenir.

    Quels héros vous ont aidé à vous structurer ?
    Tzvetan Todorov (T. T.) : J’ai grandi dans un régime totalitaire communiste où les modèles pour les enfants étaient des personnages tels que Pavlik Morozov, un garçon qui avait dénoncé son père comme koulak et que sa famille avait tué pour cette raison. Ou alors des personnages qui avaient lutté contre le « joug turc » au XIXe siècle. Tout cela ne suscitait pas beaucoup d’échos en moi. Mais j’aimais et admirais beaucoup mes parents et mes amis.

    Arrivé en France à l’âge de 24 ans, j’avais contracté une méfiance généralisée envers tout ce que l’Etat défend et tout ce qui relevait de la sphère publique. Mais, progressivement, j’intériorisais ma nouvelle situation de citoyen d’une démocratie – en particulier une sorte de petit mur est tombé dans mon esprit en même temps que le mur de Berlin, ce qui m’a permis d’accéder aussi à cette sphère publique. Je ne me sentais plus conditionné par cette enfance et cette adolescence vécues dans un monde totalitaire. Néanmoins, je restais indifférent aux grands personnages héroïques, glorifiés dans le cadre communiste, et attaché à des individus tout à fait ordinaires qui ne cherchaient pas à sacrifier leur vie, mais témoignaient plutôt d’un souci quotidien pour les autres.

    Deux personnages m’ont marqué particulièrement par leur parcours de vie et par leurs écrits. Dans Vie et Destin, ce roman épique sur la seconde guerre de l’écrivain russe Vassili Grossman [1905-1964], il y a une idée forte qui ne cesse de m’accompagner : la tentation du Bien est dangereuse. Comme le dit un personnage de ce livre, « là où se lève l’aube du Bien, les enfants et les vieillards périssent, le sang coule », c’est pourquoi on doit préférer au Bien la simple bonté, qui va d’une personne à une autre.

    La deuxième figure qui m’a beaucoup marqué, Germaine Tillion [1907-2008], ethnologue et historienne, résistante et déportée, je l’ai rencontrée quand elle avait 90 ans mais se portait comme un charme. Elle m’a ébloui non seulement par sa vitalité, mais par son cheminement : pendant la guerre d’Algérie, elle avait consacré toutes ses forces à sauver des vies humaines, de toutes origines, refusant d’admettre qu’une cause juste rende légitime l’acte de tuer. Vous voyez, mes héros ne sont pas des personnages héroïques. Mais plutôt des résistants.

    Boris Cyrulnik (B. C.) : Tzvetan Todorov a été élevé dans un régime certes totalitaire, mais aussi dans une famille et au sein d’institutions sociales, bien sûr très écrasantes, mais structurantes. Alors que ma famille a éclaté pendant le second conflit mondial. J’ai retrouvé après la guerre une tante qui m’a recueilli et un oncle qui s’était engagé dans la résistance à l’âge de 17 ans. Mais, pendant la guerre, je pensais que toute ma famille était morte.

    Seul, sans structure, sans famille, j’avais bien compris que j’étais condamné à mort. Arrêté à l’âge de 6 ans et demi par les nazis, j’avais clairement compris que c’était pour me tuer. Il n’y avait pas de doute. J’avais besoin de héros puisque j’étais seul. Je n’avais pas d’image identificatoire ni repoussoir. S’opposer, c’est se poser. Moi, je n’avais personne, juste le vide, je ne savais même pas que j’étais juif, je l’ai appris le jour de mon arrestation, et j’ai appris que ce nom condamnait à mort. Donc j’ai eu une ontogenèse très différente de celle de Tzvetan Todorov.

    Mon bourreau ne nous considérait pas comme des êtres humains. Et, dans mon esprit d’enfant, je me disais : il faut que je devienne physiquement fort comme Tarzan et, quand je serai fort comme Tarzan, j’irai le tuer. Tarzan me servait d’image identificatoire. J’étais petit, j’étais rachitique – j’ai retrouvé des photos de moi après guerre, j’étais d’une maigreur incroyable –, donc je me disais : il faut que je devienne grand, il faut que je devienne fort et musclé pour que je puisse le tuer. Donc Tarzan m’a sauvé.

    Qu’est-ce qui fait qu’un individu s’attache plutôt à des héros bénéfiques ou bien à des héros maléfiques ? La tentation du Mal est-elle aussi puissante que la tentation du Bien ?
    T. T. : Pour moi, la tentation du Mal n’existe presque pas, elle est très marginale à mes yeux. Il existe sans doute quelques marginaux ici et là qui veulent conclure un pacte avec le diable et faire régner le Mal sur la Terre, mais de ce point de vue je reste plutôt disciple de Grossman, pour qui le Mal vient essentiellement de ceux qui veulent imposer le Bien aux autres. La tentation du Bien me semble donc beaucoup plus dangereuse que la tentation du Mal.

    Je dirais, au risque d’être mal compris, que tous les grands criminels de l’histoire ont été animés par le désir de répandre le Bien. Même Hitler, notre mal exemplaire, qui souhaitait effectivement le Mal pour toutes sortes de populations, en même temps espérait le Bien pour la race élue germanique aryenne à laquelle il prétendait appartenir.

    C’est encore plus évident pour le communisme, qui est une utopie universaliste, même si, pour réaliser cette universalité, il aurait fallu éliminer plusieurs segments sociaux de cette même humanité, qui ne méritaient pas d’exister : la bourgeoisie, les koulaks, etc. Les djihadistes d’aujourd’hui ne me paraissent pas animés par le désir de faire le Mal, mais de faire le Bien, par des moyens que nous jugeons absolument abominables.

    Pour cette raison, je préfère ne pas parler de « nouveaux barbares ». Parce que la barbarie, qu’est-ce que c’est ? La barbarie n’est pas l’état primitif de l’humanité : depuis les premières traces de vie humaine, on trouve aussi des preuves de générosité, d’entraide. De nos jours, les anthropologues et les paléontologues affirment que l’espèce humaine a su survivre et s’imposer, alors qu’elle n’était pas la plus forte physiquement, grâce à l’intensité de la coopération entre ses membres, lui permettant de se défendre contre les menaces qui la guettaient.

    La barbarie, c’est plutôt le refus de la pleine humanité de l’autre. Or bombarder de façon systématique une ville au Moyen-Orient n’est pas moins barbare que d’égorger un individu dans une église française. Cela détruit même beaucoup plus de personnes. Lors des attentats dont Paris a été victime dernièrement, on a sous-estimé l’élément de ressentiment, de vengeance, de représailles, qui était immédiatement mis en avant quand on a pu interroger ces individus ou dans leurs déclarations au moment de leurs actes. Ils n’agissaient pas de façon irrationnelle, puisqu’ils pensaient atteindre les objectifs qui étaient les leurs en tuant indifféremment des personnes qui se trouvaient sur leur chemin : ils voulaient répondre à la guerre par la guerre, ce qui est une logique hélas répandue dans l’histoire de l’humanité.

    Qu’est-ce qui fait qu’on bascule du côté de la tuerie au nom d’une idéologie ?
    B. C. : La bascule se fait lorsqu’on se soumet à la théorie du Un, comme le dit le linguiste allemand Victor Klemperer. Si l’on en vient à penser qu’il n’y a qu’un seul vrai dieu, alors les autres sont des faux dieux, ceux qui y croient sont des mécréants, des « mal-croyants » dont la mise à mort devient quasiment morale. Si on se soumet à la théorie du Un, on peut basculer.

    Le mot « barbare », en effet, ne convient pas. C’est dans la belle culture germanique de Goethe et de Kant que s’est déroulée l’une des tragédies les plus honteuses du XXe siècle. Le psychiatre américain Leon M. Goldensohn [1911-1961], qui, lors du procès de Nuremberg, expertisa la santé mentale des vingt et un accusés nazis, interrogea Rudolf Höss, le directeur du camp d’Auschwitz, qui lui répondit en substance : « J’ai passé à Auschwitz les plus belles années de ma vie. » Comment est-ce pensable ? Rudolf Höss poursuit : « Je m’entendais bien avec ma femme, j’avais quatre enfants que j’aimais beaucoup. »

    Dans Les entretiens de Nuremberg, où figurent ces discussions, il y a même la photo de la maisonnette et du « bonheur » domestique du directeur du camp d’Auschwitz. « En même temps, poursuit-il, j’avais un métier bien difficile, vous savez, il fallait que je fasse disparaître, que je brûle 10 000 corps par jour, et ça, c’était difficile, vous savez. »

    Donc l’expression que je propose pour comprendre ce phénomène paradoxal est celle de « morale perverse ». Un individu peut être parfaitement éthique avec ses proches, qu’il cherche à défendre et à comprendre – ma femme, mes enfants, etc. – mais les juifs, ce n’est pas les autres, les Tziganes ce n’est pas les autres, les Nègres sont des humains, mais ils sont inférieurs, donc on en fera de l’élevage. Il est moral d’éliminer les juifs comme il est moral de combattre la souillure d’une société pour que notre belle race blonde et aux yeux bleus aryens puisse se développer sainement.

    C’est au nom de la morale, c’est au nom de l’humanité qu’ont été commis les pires crimes contre l’humanité. C’est au nom de la morale qu’ont été commis les pires crimes immoraux. Morale perverse, donc : on est moraux avec ceux qui partagent notre monde de représentation et on est pervers avec les autres parce que la définition de la perversion, c’est pour moi celle de Deleuze et de Lacan : est pervers celui qui vit dans un monde sans autre.

    T. T. : Le jugement moral se constitue à plusieurs niveaux successifs. Au départ, la distinction même du Bien et du Mal peut être absente, faute d’avoir entouré le petit être humain par des soins et de l’avoir protégé par des attachements. Le résultat de ce manque est le nihilisme radical. Le deuxième pas dans l’acquisition du sens moral consiste à dissocier l’opposition du Bien et du Mal de celle entre Je et Autrui ou entre Nous et les Autres ; l’adversaire ici est l’égoïsme ou, sur le plan collectif, l’ethnocentrisme. Enfin le troisième degré consiste à renoncer à toute répartition systématique du Bien et du Mal, à ne pas situer ces termes dans une quelconque partie de l’humanité, mais à admettre que ces jugements peuvent s’appliquer aussi bien à nous qu’aux autres. Donc, à combattre le manichéisme du jugement.

    A chacun de ces stades peut s’installer la perversité dont on parle. Il n’existe pas deux espèces d’êtres humains, les uns qui risquent de fauter et les autres, dont nous ferions partie, à qui ça n’arrivera jamais. D’un autre côté, si on s’ouvrait à une compassion universelle, on ne pourrait plus vivre, on devrait aider tous les sans-abri, tous les mendiants qu’on rencontre dans la rue et partager avec eux ce qu’on a, or on ne le fait pas et on ne peut le faire – sauf si on est un saint. Il y a une sorte d’équilibre qui doit s’établir entre la protection de soi et le mouvement vers autrui. Mais ignorer l’existence des autres, c’est cesser d’être pleinement humain.

    B. C. : J’étais emprisonné dans la synagogue de Bordeaux, ville où 1 700 juifs ont été raflés le 10 janvier 1944 par Maurice Papon. Il n’y eut que deux survivants, dont votre serviteur. Et j’ai retrouvé le fils et les petits-enfants de Mme Blanché, la dame mourante sous laquelle je me suis caché afin d’échapper à la rafle, avec lesquels j’entretiens aujourd’hui des relations amicales. Oui, la vie est folle, c’est un roman.

    Quand j’étais emprisonné, il y avait un soldat allemand en uniforme noir qui est venu s’asseoir à côté de moi un soir. Il me parlait en allemand et me montrait des photos d’un petit garçon. Et j’ai compris – sans comprendre sa langue – que je ressemblais à son fils. Cet homme avait besoin de parler de sa famille et de son enfant qu’il ne voyait pas, ça lui faisait du bien. On peut dire que j’ai commencé ma carrière de psychothérapeute ce soir-là !

    Pourquoi est-il venu me parler ? Je l’ai compris en lisant Germaine Tillion, qui raconte que, lorsque les nouvelles recrues de femmes SS arrivaient à Ravensbrück, elles étaient atterrées par l’atrocité du lieu. Mais, dès le quatrième jour, elles devenaient aussi cruelles que les autres. Et, quand Germaine Tillion donnait des « conférences » le soir à Geneviève de Gaulle et à Anise Postel-Vinay, elle les faisait souvent sur l’humanisation des gardiens du camp.

    Elle disait : ce qui nous faisait du bien, quand on voyait un gardien courtiser une femme SS, c’est que c’était donc un être humain. Elle ne voulait pas diaboliser ceux qui la condamnaient à mort, elle voulait chercher à découvrir leur univers mental. Et c’est en lisant Germaine Tillion que je me suis dit : voilà, j’avais à faire à des hommes, et non pas à des monstres. Parce que comprendre, c’est non pas excuser, mais maîtriser la situation. Arrêté à l’âge de 6 ans et demi, j’étais considéré comme « ein Stück », une chose qu’on pouvait brûler sans remords, qu’on pouvait tuer sans culpabilité puisque je n’étais pas un être humain, mais « ein Stück ».

    Donc, contrairement à ce que l’on dit souvent, notamment à propos du djihadisme, il faut chercher à le comprendre, et non pas refuser, par principe, l’explication ?
    B. C. : Evidemment. La compréhension permet de lutter et d’agir. Par exemple, sur le plan psychosocial, le mot « humiliation » est presque toujours utilisé par ceux qui passent à l’acte. L’humiliation du traité de Versailles a été momentanément réelle, parce que pendant quelques années les Allemands ne pouvaient pas reconstruire une société, tout ce qu’ils gagnaient partant en dommages de guerre pour la France.

    Mais les Allemands oubliaient de dire que dans les années 1920 – lorsque les politiques ont compris que ça empêchait l’Allemagne de se reconstruire – il y eut un véritable plan Marshall pour aider leur pays à se reconstruire. Donc le mot humiliation servit d’arme idéologique pour légitimer la violence des nazis – comme celle des djihadistes, d’ailleurs. Tous les totalitarismes se déclarent en état de légitime défense. Il leur paraît normal et même moral de tuer sans honte ni culpabilité.

    Aujourd’hui, sur environ 8 400 fichés « S », rappelle une enquête du CNRS, on dénombre près de 100 psychopathes. La psychopathie, ce n’est pas une maladie mentale, mais une carence éducative et culturelle grave. Ce sont des enfants qui n’ont pas été structurés par leur famille, ni par la culture ni par leur milieu. Quand il n’y a pas de structure autour d’un enfant, il devient anomique, et l’on voit réapparaître très rapidement des processus archaïques de socialisation, c’est-à-dire la loi du plus fort.

    Michelet le disait : quand l’Etat est défaillant, les sorcières apparaissent. Cent psychopathes sur 8 400 cas, c’est la preuve d’une défaillance culturelle. C’est une minorité dans les chiffres, mais c’est une majorité dans les récits et l’imaginaire parce que le Bataclan, le Stade de France, Nice ou le 13-Novembre font des récits atroces et spectaculaires qui fédèrent une partie de ces meurtriers.

    T. T. : Très souvent, ces jeunes qui s’égarent dans le djihad cherchent un sens à donner à leur vie, car ils ont l’impression que la vie autour d’eux n’a pas de finalité. S’ajoute à leurs échecs scolaires et professionnels le manque de cadre institutionnel et spirituel. Quand je suis venu en France en 1963, il existait un encadrement idéologique très puissant des jeunesses communistes et des jeunesses catholiques. Tout cela a disparu de notre horizon et le seul épanouissement, le seul aboutissement des efforts individuels, c’est de devenir riche, de pouvoir s’offrir tel ou tel signe extérieur de réussite sociale.

    De façon morbide, le djihad est le signe de cette quête globale de sens. Il est la marque de cette volonté de s’engager dans un projet collectif qui frappe souvent des personnes qui jusque-là étaient en prison pour des petits vols et des menus crimes, mais qui cessent de trafiquer, de boire ou de fumer du haschisch pour être au service d’une doctrine vraie, de ce « Un » dont vous parliez tout à l’heure. Ils sont d’abord prêts à sacrifier la vie d’autrui, mais ensuite la leur aussi.

    Y a-t-il des héros ou des contre-récits qui pourraient permettre de structurer davantage leur univers mental ?
    T. T. : Oui, je crois beaucoup à cette force du récit, qui est bien plus grande que celle des doctrines abstraites et qui peut nous marquer en profondeur sans que nous en soyons conscients. Ces récits peuvent prendre la forme d’images idéelles, comme Tarzan et Zorro pour Boris Cyrulnik. Mais il y en a beaucoup d’autres encore. Dans mes livres, j’essaie de raconter moi-même des histoires, que ce soit la conquête de l’Amérique ou la seconde guerre mondiale. Mais c’est un travail qui doit se répercuter dans notre culture politique et dans notre éducation.

    Dans une classe d’une école parisienne aujourd’hui, on trouve des enfants de quinze origines différentes. Comment, sans rire, leur parler de nos ancêtres les Gaulois ? Je ne pense pas pour autant qu’il faudrait leur enseigner l’histoire ou la mémoire des quinze nationalités qui se retrouvent dans cette classe. On doit leur apprendre une histoire de la culture dominante, celle du pays où l’on se trouve, mais de manière critique, c’est-à-dire où l’on n’identifie aucune nation avec le Bien ou le Mal. L’histoire peut permettre de comprendre comment une nation ou une culture peut glisser et basculer dans le Mal, mais aussi s’élever au-dessus de ses intérêts mesquins du moment et contribuer ainsi à une meilleure vie commune. Bref, sortir du manichéisme qui revient en force aujourd’hui.

    Comment expliquez-vous ce qui apparaît comme une déprime collective française ?
    B. C. : Les conditions réelles d’existence d’un individu ont rarement à voir avec le sentiment de dépression. On peut avoir tous les signes du bien être – emploi et famille stables – et déprimer. Et, à l’inverse, on peut vivre dans des conditions matérielles très difficiles et ne pas déprimer. Il n’y a pas de causalité directe de l’un à l’autre. On peut avoir un sentiment de tristesse et de dépression provoqué par une représentation coupée du réel. Dans ces moments-là, ce qui provoque la dépression ou l’exaltation, ce sont les fabricants de mots. Je voyage beaucoup à l’étranger et je vous assure que les gens sont étonnés par notre déprime, ils n’en reviennent pas. Ils disent : « Mais nous, on prend tout de suite la condition de vie des Français, on la prend tout de suite ! »

    T. T. : Pour quelqu’un qui a sillonné plusieurs pays, il y a en France un pessimisme, une déprime, une complaisance excessive à observer le déclin, que je m’explique par le fait qu’au XXe siècle la France est passée d’un statut de puissance mondiale à un statut de puissance de deuxième ordre. Cela conditionne en partie cette mauvaise humeur, constitutive aujourd’hui de l’esprit français.

    Pourtant, les attentats et le retour du tragique de l’Histoire sur notre sol ont bel et bien miné le quotidien de chacun… La France serait-elle une nation résiliente ?
    T. T. : Je vois paradoxalement quelque chose de positif dans cette situation. Bien sûr, on ne peut se réjouir de l’existence de ces victimes en France. Mais il est salutaire de prendre conscience de la dimension tragique de l’Histoire, de ce que la violence n’est pas éliminée de la condition humaine juste parce qu’en Europe les Etats ne sont plus en guerre les uns contre les autres.

    B. C. : La réaction aux attentats a été magnifique à Paris et honteuse à Nice. Les Parisiens et les Français se sont solidarisés pour signifier : « Nous ne nous soumettrons pas, mais nous ne nous vengerons pas. Ne nous laissons pas entraîner dans la spirale de la violence. » J’étais à Munich, le soir du Bataclan. Le lendemain, dans les rues, j’ai vu des manifestants de Pegida qui n’attendaient qu’un incident pour déclencher une ratonnade.

    A Nice, quand les familles musulmanes ont voulu se rendre sur les lieux du massacre pour se recueillir, on leur a craché dessus en criant : « Rentrez chez vous, sales Arabes. » Or ils sont chez eux puisqu’ils sont Français.

    Par ailleurs, je ne comprends pas le mouvement de lutte contre l’islamophobie, qui fait des procès à ceux qui ont peur de l’islam et n’en fait pas aux assassins qui provoquent la peur de l’islam. Pour éviter les réactions racistes et s’opposer aux terroristes, il faut se rencontrer et parler. Plus on se rencontre, moins il y a de préjugés.

  • Aux racines (vertes) de la « post-vérité »

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/12/26/aux-racines-vertes-de-la-post-verite_5053914_3232.html

    Le terme de « post-vérité », qui semble une notion nouvelle dont les médias parlent beaucoup, est en réalité une forme de mensonge à laquelle les climatologues sont confrontés depuis longtemps.

    « Post-vérité » par ci, « post-vérité » par là… Depuis que l’hebdomadaire The Economist a mis, en septembre, cette expression à sa couverture (post-truth politics, dans le texte), il est fortement question de « post-vérité » ou d’« ère post-factuelle » dans les médias. Un peu partout, les commentateurs s’alarment de cet étrange climat – celui des débats préalables au Brexit ou de la campagne présidentielle américaine – dans lequel les faits n’ont plus de valeur argumentative particulière.

    Si le terme de « post-vérité » est assez difficile à définir, on comprend bien que l’expression décrit une situation où le fait de se livrer au mensonge, à la contrefaçon intellectuelle ou à la tromperie active n’est sanctionné par aucune conséquence négative ultérieure, en termes d’image, de crédibilité, d’accès aux médias, etc.

    Souvenez-vous : c’était il y a moins de dix ans

    Pourtant, ce qui semble une nouveauté à une majorité de professionnels du débat public est, de longue date, le pain quotidien des communautés intéressées aux questions environnementales et scientifiques. Ce n’est pas un hasard si l’inventeur du terme post-truth politics, David Roberts, est un ancien rédacteur du magazine environnementaliste Grist. Il n’est en réalité pas déraisonnable de penser que le relativisme qui a pris possession des consciences puise, en partie au moins, aux sources des polémiques récentes sur des sujets d’environnement, et sur le climat en particulier.

    Souvenez-vous : c’était il y a moins de dix ans. Quelques scientifiques climatosceptiques – tous étrangers aux sciences du climat – lançaient une virulente campagne contre leurs pairs travaillant sur la question. Le réchauffement anthropique, le sujet pourtant le plus minutieusement étudié de l’histoire des sciences, était selon eux une chimère, construite de toutes pièces par une clique pseudo-scientifique malfaisante, adoptant des méthodes mafieuses pour asseoir l’idée d’une influence humaine problématique sur le climat.

    Rien n’y fit

    Les livres soutenant la théorie d’un tel complot étaient farcis de calculs erronés, de courbes frauduleuses, parfois dessinées à main levée… Bon nombre de ces complotistes prédisaient un refroidissement imminent (qu’on attend toujours), se fondant sur des études qui – au choix – n’existaient pas, avaient été réfutées, disaient l’inverse. Tout cela en se prévalant du soutien de chercheurs qui, parfois, n’existaient pas non plus ou qui, lorsqu’ils existaient et que la question leur était posée, protestaient contre leur enrôlement dans cette croisade.

    Cette manipulation fut démontrée sans ambiguïté et publiquement exposée, la communauté des climatologues français ayant par exemple pris la peine de faire circuler des rectificatifs géants de plusieurs dizaines de pages. Mais rien n’y fit. La campagne se poursuivit sans encombre, ces quelques conjurés climatosceptiques continuant à avoir table ouverte dans la majorité des grands médias. Mentir était devenu un instrument rhétorique comme un autre.

    PARCE QU’ILS SONT COMPLEXES, LES FAITS D’ENVIRONNEMENT SONT, LORSQU’ILS SONT PLONGÉS DANS LE CHAUDRON DE LA CONVERSATION, PARMI LES PLUS VULNÉRABLES AU MENSONGE.

    L’une des personnalités à avoir perçu le caractère cardinal de ce qui était en train de se produire a été le biologiste Pierre Joliot. L’un de ces croisés climatosceptiques, disait-il en 2010, « déforme ouvertement les faits, tout en le reconnaissant », et ce au motif que son livre était « politique et non scientifique ». Il y avait là une nouveauté totale.

    « Les véritables fraudeurs, très minoritaires, savent qu’ils fraudent et ils le cachent, car ils se savent soumis aux mêmes règles que tous les autres, ajoutait Pierre Joliot. Ce qui se passe actuellement est une évolution sans précédent : nous avons désormais, en science, des manquements éthiques qui sont non seulement affichés mais aussi justifiés ! »

    Parce qu’ils sont complexes, les faits d’environnement sont, lorsqu’ils sont plongés dans le chaudron de la conversation, parmi les plus vulnérables au mensonge. « En matière de climat, a coutume de dire un chercheur français, il faut dix secondes pour dire une ânerie et dix minutes pour expliquer pourquoi c’est une ânerie. »

    Mithridatisés au mensonge

    Sur ce sujet, le contournement de la réalité ou sa simple négation ont donc été des armes systématiquement utilisées dans les arènes du débat public. Il ne se trouvera personne pour affirmer que le chômage a baissé de moitié au cours du quinquennat qui s’achève. A l’inverse, combien de fois avons-nous pu entendre, ou lire, que le changement climatique s’est arrêté en 1998, que les plantes transgéniques sont des poisons violents ou que les perturbateurs endocriniens ne posent aucun problème sanitaire ? Les polémiques sur l’environnement ont fait le lit du relativisme ; elles nous ont mithridatisés au mensonge.

    D’ailleurs, comment ne pas le remarquer : la « post-vérité » est un phénomène bien plus notable aux Etats-Unis, là où la propagande climatosceptique est née et a été, depuis une quinzaine d’années, une entreprise de nature et d’ampleur industrielles, avec sa chaîne de télévision en croisade, ses armadas de think tanks, de pseudo-experts, de blogs… Aujourd’hui, avec la montée en puissance des réseaux sociaux et des algorithmes de distribution de l’information, qui maintiennent les individus installés dans le cocon de leurs biais et de leurs préjugés, le phénomène est voué à prendre toujours plus d’ampleur.

    Et ce n’est pas fini. Ce ne sont plus seulement les discours qui sont contaminés, mais le processus législatif et réglementaire lui-même. Aux Etats-Unis, la fin annoncée des réglementations limitant les émissions des centrales à charbon est fondée sur la négation du réchauffement ; en Europe, Bruxelles veut laisser sur le marché la majorité des perturbateurs endocriniens et s’appuie pour cela sur des arguments piétinant le consensus scientifique. Là encore, tout commence par l’environnement ; le reste suivra.

  • « Non condamnation de Christine Lagarde : quand la justice ignore le droit »

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/12/22/non-condamnation-de-christine-lagarde-quand-la-justice-ignore-le-droit_50529

    Christine Lagarde a été reconnue coupable de négligence dans l’affaire Tapie, mais pas condamnée. Ce verdict témoigne d’une justice à deux vitesses ; il est donc politiquement criticable. Mais il est aussi illégal du point de vue du droit pénal, estime le juriste Benjamin Fiorini.

    Après le fameux « responsable, mais pas coupable », la Cour de la justice de la République innove avec un nouvel opus : « condamnée, mais pas condamnable »… Christine Lagarde, reconnue coupable d’une négligence ayant coûté plus de 400 millions d’euros à l’Etat, ne se plaindra certainement pas de cette inventivité judiciaire. En revanche, la crédibilité de la Cour a tout à y perdre.

    Nombreux sont ceux à déplorer cette décision qui symbolise l’existence d’une justice à deux vitesses, en ce qu’elle dispense de peine une personne ayant commis une négligence au coût exorbitant pour l’Etat, tandis que d’autres délinquants, dont les infractions sont moins préjudiciables à la société, ne bénéficient pas d’une telle faveur. Sans doute cet argument est-il suffisant en soi pour décrédibiliser le verdict rendu, et aussi pour faire réfléchir à l’abolition de cette Cour de justice de la République dont le passé était déjà peu glorieux.

    Des irrégularités dans la procédure

    Toutefois, outre cette critique politique, une autre donnée est passée presque totalement inaperçue : la dispense de peine octroyée à Christine Lagarde est tout simplement... illégale ! Pour préserver les intérêts de l’ex-ministre, pour prononcer cette condamnation neutre qui s’apparente à un éclair sans tonnerre, les juges — essentiellement des parlementaires — ont contorsionné le droit, au point de le rompre et de ne plus l’appliquer du tout. En voici la démonstration juridique, laquelle n’a rien de très technique.

    L’article 68-1 de la Constitution prévoit que « la Cour de justice de la République est liée par la définition des crimes et délits ainsi que par la détermination des peines telles qu’elles résultent de la loi ». Ainsi, ce sont les dispositions du droit commun qui s’appliquent quant à la détermination de la peine. Il s’ensuit que pour prononcer la peine applicable à Christine Lagarde, les juges avaient l’obligation de se rapporter aux dispositions du Code pénal.

    Or, la dispense de peine est prévue à l’article 132-59 de ce Code, lequel prévoit qu’elle est accordée « lorsqu’il apparaît que le reclassement du coupable est acquis, que le dommage causé est réparé et que le trouble résultant de l’infraction a cessé ». Trois conditions cumulatives sont donc nécessaires pour que les juges octroient une dispense de peine : le reclassement du coupable, la réparation du dommage, et la fin du trouble né de l’infraction.

    Dans le cas de Christine Lagarde, il est invraisemblable de considérer que les deux dernières conditions sont remplies. Certes, on peut admettre son « reclassement », sa promotion au Fonds monétaire international (FMI) étant sans doute un gage de bonne moralité. Mais comment considérer que « le dommage causé est réparé » et « que le trouble résultant de l’infraction a cessé », alors même que l’Etat n’a pas encore récupéré les sommes perdues à cause de l’arbitrage, et que de nombreuses procédures sont toujours en cours ?

    La motivation retenue par les juges pour expliquer la dispense de peine n’évoque d’ailleurs nullement cette question. Ils préfèrent se référer exclusivement à la personnalité de Christine Lagarde et aux difficiles fonctions qu’étaient les siennes à l’époque des faits. Pas un mot n’est dit sur la réparation du dommage et la fin de trouble causé par l’infraction (et pour cause !), ce qu’exige pourtant la loi.

    Un recours en cassation toujours possible

    Au regard de ces éléments, il est évident que l’arrêt rendu par la Cour de justice de la République est illégal, la dispense de peine ayant été accordée dans des conditions qui ne le permettaient pas. Dans un Etat de droit en bonne santé, cet arrêt devrait faire l’objet d’un recours par le Ministère public et être cassé par la Cour de cassation. C’est le juste sort qu’il mérite.

    Malheureusement, il n’aura échappé à personne que le ministère public, ayant plaidé la relaxe dans cette affaire, semble peu enclin à se pourvoir contre une décision somme toute très favorable à Christine Lagarde (aucune peine à purger ; aucune mention de la condamnation sur le casier judiciaire ; aucune conséquence sur ses fonctions au FMI). On se trouve donc dans la situation absolument ubuesque où le ministère public, pourtant chargé de faire respecter la loi, refuse de se pourvoir contre un arrêt manifestement illégal !

    Peut-être que la presse, en informant le public de l’irrégularité frappant cette décision, pourrait conduire le ministère public à réviser sa position ? Les choses pressent, le recours en cassation ne pouvant être déposé que cinq jours après le prononcé de la décision.
    Si rien n’était fait, si la décision était maintenue telle quelle, il faudrait en conclure que devant la Cour de justice, les dispenses de peine sont arbitraires en cette République...

  • Donald Trump et l’extrême droite israélienne
    LE MONDE | 19.12.2016
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/12/19/donald-trump-et-l-extreme-droite-israelienne_5051138_3232.html

    Editorial du « Monde ». Donald Trump paraît sur le point de bouleverser radicalement la politique américaine dans le conflit israélo-palestinien. Tel est le signe qu’il vient d’adresser à toutes les parties concernées en désignant l’un de ses avocats, David Friedman, comme prochain ambassadeur des Etats-Unis en Israël. M. Friedman est activement engagé auprès de l’extrême droite israélienne. Il est opposé à la création d’un Etat palestinien. Il défend la colonisation de la Cisjordanie par Israël. Il entend déplacer l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem.

    #Trumpisraël

  • L’écart de voix entre Hillary Clinton et Donald Trump, une anomalie démocratique ?

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/12/15/le-casse-tete-de-l-oncle-sam_5049687_3232.html

    Malgré 2,7  millions de voix d’avance, Hillary Clinton ne sera pas présidente des Etats-Unis. Une anomalie qui relance le débat sur les grands électeurs.

    Le chiffre est historique. Le 8 novembre, la candidate démocrate à l’élection présidentielle américaine, Hillary Clinton, a engrangé 2,7 millions de voix de plus que son adversaire républicain Donald Trump.
    Mais la vie démocratique américaine est ainsi faite que Mme Clinton ne sera pas la future présidente des Etats-Unis. Elle-même, d’ailleurs, ne revendique rien. Elle connaît l’héritage de l’histoire et respecte la loi du « collège électoral » et de ses 538 grands électeurs chargés d’élire le président. Une spécificité américaine forgée dans la Constitution par les Pères fondateurs, mais qui, deux siècles plus tard, apparaît aux yeux de beaucoup comme une trahison du principe démocratique de l’élection au suffrage direct : « un homme, une voix ».

    Car si l’arithmétique prouve que Mme Clinton a gagné le vote populaire, elle n’a pas obtenu les bonnes voix aux bons endroits. En s’imposant dans une vingtaine d’Etats sur cinquante, la candidate démocrate n’a emporté que 232 des 270 grands électeurs qu’il lui fallait pour succéder à Barack Obama. Elle rejoint dans l’histoire récente le démocrate Al Gore : celui-ci avait dû s’incliner en 2000 face à George W. Bush, malgré un écart de 500 000 voix en sa faveur – soulevant, déjà, des questions sur l’équité de la procédure électorale.
    Seize ans plus tard, la victoire de l’imprévisible Donald Trump et l’avance sans appel de Mme Clinton en termes de voix ont suscité une émotion plus forte encore. Et relancé avec force le débat sur un système que beaucoup considèrent désormais comme une anomalie démocratique et historique.

    En un peu plus d’un mois, près de 5 millions de personnes ont signé une pétition demandant aux grands électeurs de donner leur voix à la candidate démocrate, le 19 décembre, lors de l’élection officielle du président des Etats-Unis.

    Cette requête a peu de chance d’être entendue. Seul un grand électeur républicain du Texas, Chris ­Suprun, a affirmé qu’il ne voterait pas pour M. Trump. Rejoignant ainsi les rares grands électeurs « déloyaux » (faithless) qui ont jalonné l’histoire de l’élection présidentielle – sans pour autant jamais en changer l’issue.

    Quelles raisons poussent donc l’une des plus solides démocraties du monde à élire son président au scrutin indirect, au cours d’une procédure à première vue injuste et dont une majorité de citoyens souhaiterait s’affranchir ? La réponse remonte à 1787 et a jailli lors d’âpres débats entre les rédacteurs de la Constitution américaine réunis à Philadelphie (Pennsylvanie).

    A l’époque, ces aristocrates éclairés, marqués par la brutalité des monarchies européennes, craignent l’émergence d’un dirigeant autoritaire, voire autocrate, à même de ruiner les apports de la révolution américaine. Leur confiance dans le jugement du peuple étant toute relative, la création d’un niveau intermédiaire d’électeurs jugés mieux informés s’impose pour éviter qu’un tyran ou qu’un démagogue ne se fraye un chemin par la voie démocratique.

    Le collège électoral est né. L’un de ses concepteurs, Alexander Hamilton, juriste influent dans les débats tenus à Philadelphie, défend cette conception contre ses collègues partisans d’un suffrage universel direct : « Un petit nombre de personnes, choisies par leurs concitoyens au sein de la population, sera plus à même de détenir les informations et le discernement requis. » En ajoutant qu’il était aussi « particulièrement souhaitable d’éviter au maximum tumulte et désordre ».

    Le poids démesuré de certains Etats

    Le poids respectif des grands électeurs selon les Etats, aujourd’hui remis en cause, remonte également à cette époque. Dans l’Amérique de la fin du XVIIIe siècle, les Etats du Sud, esclavagistes et moins peuplés que ceux du Nord, craignent que le système ne leur soit durablement défavorable.

    Un compromis est donc élaboré : quelle que soit son importance démographique, chacun des treize Etats initiaux enverra deux représentants au Sénat, tandis que la Chambre des représentants accueillera un nombre d’élus proportionnel à la population. Pour augmenter leur poids au Congrès, les Etats du Sud imposent l’idée qu’un esclave, même s’il n’a évidemment pas le droit de vote, compte pour trois cinquièmes d’un électeur blanc.

    Le vote d’un citoyen du Wyoming (586 000 habitants) compte quatre fois plus que celui d’un électeur du Michigan (9,9 millions).
    Conçu pour « protéger les minorités », ce principe donnera aux Etats du Sud la mainmise sur la présidence durant trente-deux des trente-six premières années qui suivent la rédaction de la Constitution, ainsi que l’a rappelé dans la presse américaine Akhil Reed Amar, spécialiste de droit constitutionnel. Aujourd’hui, la formation du collège électoral répond toujours à ces critères.

    Dans chaque Etat, le nombre des grands électeurs, désignés par les partis politiques, correspond au nombre de ses élus au Congrès, donnant à certains Etats ruraux ou peu peuplés un poids jugé disproportionné par les détracteurs du système : le vote d’un citoyen du Wyoming (586 000 habitants), dénoncent-ils, compte ainsi quatre fois plus que celui d’un électeur du Michigan (9,9 millions).

    Au lendemain de l’élection, l’écrivaine Joyce Carol Oates, suivie par d’autres critiques, s’inquiétait que ce déséquilibre favorise à jamais « les voix rurales, blanches, âgées et plus conservatrices ». Un sentiment d’injustice partagé en 2012 par un certain… Donald Trump. « Plus de voix égalent une défaite… Révolution ! », écrivait-il sur Twitter, alors que le décompte des voix de l’élection présidentielle se poursuivait. Il ajoutait quelques jours plus tard : « Le collège électoral est un désastre pour une démocratie. »

    Aujourd’hui, alors que ce système « honteux » lui est favorable, M. Trump juge que « le collège électoral est en fait génial car il met tous les Etats, y compris les petits, dans le jeu ». L’un des biais du système amène les candidats à rechercher les voix des grands électeurs dans des Etats stratégiques, délaissant durant leur campagne les Etats qu’ils savent, ou pensent, acquis à leur parti.

    « La tyrannie de la minorité »

    Quelques voix s’élèvent néanmoins pour défendre cette procédure. Ainsi, l’ancien directeur de campagne du candidat malheureux Al Gore, William M. Daley, estime que, si l’on réformait le collège électoral, « le remède pourrait être pire que le mal ».

    « Ce système, estime-t-il, favorise les deux grands partis, ce qui a permis une longue stabilité politique que beaucoup de pays envient. Un troisième parti en soi n’est pas une mauvaise chose, mais notre système fédéral n’est pas adapté aux partis de niche. »
    Des grands électeurs républicains, « harcelés » par des courriers leur demandant de changer leur vote pour faire barrage à M. Trump, montent aussi au créneau pour défendre le collège, qui assure, selon eux, « une représentation de l’ensemble du pays ».

    «  Plus de voix égalent une défaite… Révolution  !  », tweetait Donald Trump en 2012, avant d’ajouter  : «  Le collège électoral est un désastre pour une démocratie  »

    Mais les critiques, récurrentes, se multiplient. Concernée au premier chef, Mme Clinton ne s’est pas exprimée cette année sur le sujet. Mais, en 2000, alors que Bill Clinton s’apprêtait à terminer son deuxième mandat présidentiel, la First Lady de l’époque plaidait pour le suffrage universel direct et « la volonté du peuple ».

    « Ce système est intolérable dans une démocratie. Il viole l’égalité politique car toutes les voix ne sont pas égales », estime aussi George C. Edwards III, professeur de sciences politiques à l’université du Texas, auteur d’un ouvrage sur le sujet (Why the Electoral College Is Bad for America, « Pourquoi le collège électoral est mauvais pour l’Amérique », non traduit).

    En réponse aux Pères fondateurs, il juge que « le collège électoral ne protège pas de la tyrannie de la majorité. Au contraire, il fournit un potentiel pour la tyrannie de la minorité ». L’élection de M. Trump, acquise en grande partie grâce aux voix des électeurs blancs, ruraux et peu diplômés, tend à illustrer ce biais.

    Même si le caractère sacré de la Constitution aux Etats-Unis constitue un obstacle majeur à toute évolution, les propositions alternatives n’ont pas manqué depuis l’élection du 8 novembre. Au-delà de la pétition, sorte d’exutoire pour de nombreux électeurs sous le choc, d’autres initiatives ont vu le jour.

    Une élue démocrate de Californie, Barbara Boxer, a ainsi déposé une proposition de loi pour supprimer le collège électoral – texte qui n’a aucune chance d’être adopté. « La présidence est la seule fonction pour laquelle vous pouvez avoir plus de voix et perdre, déplore la sénatrice. Chaque Américain devrait être assuré que son vote compte. »

    Optimisme prudent

    Cet argument est repris par ceux qui s’inquiètent du faible taux de participation lors de l’élection (54 % cette année). De leur côté, deux grands électeurs démocrates du Colorado et de l’Etat de Washington ont lancé le mouvement des « Electeurs de Hamilton ».

    Sans réclamer la suppression du collège électoral, ils rappellent que les garde-fous défendus par le Père fondateur étaient conçus pour éviter la percée d’un ­ « démagogue » tel que M. Trump. Aussi demandent-ils à leurs pairs républicains non pas de voter pour Mme Clinton le 19 décembre, mais de choisir dans leur camp un candidat ayant « les qualifications requises », comme le souhaitait Alexandre Hamilton.
    Les inquiétudes actuelles ne sont pas nouvelles. Après la défaite de M. Gore, en 2000, plusieurs Etats avaient réfléchi à de nouvelles dispositions ne nécessitant pas un amendement constitutionnel. Il s’agissait d’abandonner la pratique bien ancrée du winner take all (« le gagnant remporte tout »), qui n’est pas inscrite dans la Constitution.
    Par ce biais, dans 48 des 50 Etats, le candidat arrivé en tête remporte la totalité des voix des grands électeurs en jeu. L’idée serait de partager les votes des grands électeurs de manière proportionnelle, en fonction du vote populaire.

    Une autre solution consisterait à suivre les recommandations du « National Popular Vote Interstate Compact ». Selon cet accord, signé par un groupe de dix Etats plus le district de Columbia (Washington, D.C.), les grands électeurs s’engageraient à donner leur voix au candidat qui aurait gagné le vote populaire, quelle que soit sa couleur politique. Un système qui ne fonctionnera que lorsque suffisamment d’Etats auront rejoint le mouvement pour délivrer 270 voix au « candidat du peuple ».

    Seize ans après ses propres déboires, Al Gore, quant à lui, fait preuve d’un optimisme prudent. « Cela prendra du temps, mais je ne serais pas surpris que finalement nous passions au vote populaire pour élire le président d’ici une décennie », commente-t-il. Mais, entre la tradition et le poids électoral que ce système octroie à certains Etats, le système des grands électeurs risque fort de dominer encore les prochaines élections.

  • François Burgat : « C’est la victoire usurpée d’une minorité soutenue par des régimes autoritaires »
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/12/13/francois-burgat-c-est-la-victoire-usurpee-d-une-minorite-soutenue-par-des-re

    Je sélectionne dans la partie en accès libre de la "libre opinion" de Burgat ces passages. Adopte-t-il ici le discours délirant d’une (grosse) partie de l’opposition qui consiste à déligitimer le gouvernement syrien du seul fait qu’il serait minoritaire ? Les crimes de ce régime ne sont donc pas un argument suffisant ? Il faut aussi lui reprocher de ne pas être la majorité légitime ? Les sunnites sont-ils "humiliés" de ne pas être au pouvoir bien que religieusement majoritaires ? Quant à la dénonciation de l’occupation russe d’Alep, c’est tout de même une grosse ficelle rhétorique, pas vraiment digne de son auteur.

    François Burgat : « C’est la victoire usurpée d’une minorité soutenue par des régimes autoritaires » (...) En Syrie, quelle que soit la teneur de l’actualité des jours prochains, une page de notre histoire contemporaine, aussi noire qu’importante, est en train de se tourner. Ce ne sont point les Russes qui vont quitter Alep mais bien ses habitants les plus légitimes. Car cette fausse « victoire » est celle d’une minorité politique déchue, très artificiellement perfusée par une double ingérence étatique, sur une majorité abandonnée de tous.

    Toujours dans ce bref extrait accessible, l’opposition qui est construite ferait sourire si la question n’était pas si tragique. On lit ainsi qu’il y a d’un côté une minorité (le régime syrien) soutenue par des régimes autoritaires, les Iraniens et les Russes avec leurs soutiens chiites et, de l’autre, une majorité abandonnée par "les prétendus défenseurs de la démocratie"... Je passe sous silence les pays occidentaux pour ne pas être inutilement polémique, mais la Turquie, les Saoudiens, les Qataris, des "défenseurs de la démocratie" ? Pourquoi faut-il que l’engagement aux côtés d’une partie du soulèvement syrien s’accompagne d’un tel parti-pris, voire même d’une telle mauvaise foi ?

    Ce faux triomphe n’est pas celui d’une partie de la société syrienne sur une autre. Seule l’a rendu possible la conjonction de la passivité irresponsable des Occidentaux face à une intervention étrangère directe – iranienne et plus largement chiite puis russe – hors de proportion avec celles des soutiens, arabes ou autres, de l’opposition. C’est donc la victoire d’une minorité perfusée par des autoritarismes étrangers sur une majorité abandonnée par les prétendus défenseurs de la démocratie. C’est une victoire des armes de l’hiver autoritaire sur les espoirs du printemps démocratique.

  • #Travailleurs_détachés : une tribune de 8 ministres pour une réforme.
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/12/12/la-liberte-de-circuler-ne-doit-pas-etre-celle-d-exploiter_5047228_3232.html

    Le marché intérieur doit être capable de garantir une croissance qui profite à tous, grâce à une #convergence_sociale vers le haut. Traitement digne et équitable des travailleurs et #liberté_de_circulation ne peuvent pas être considérés comme antagonistes. La liberté de circuler ne doit pas être la liberté d’exploiter. C’est tout le sens de notre engagement en faveur de la révision de la directive sur le détachement de travailleurs de 1996.

    #Union_européenne #exploitation

  • L’israélisation du monde (occidental)
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/12/01/l-israelisation-du-monde-occidental_5041187_3232.html
    LE MONDE | 01.12.2016 | Par Christophe Ayad

    Chronique. Tombant dans le piège tendu par Al-Qaida et l’EI, l’Occident s’est mis à ressembler à Israël : une forteresse assiégée, cherchant des réponses sécuritaires à ses problèmes politiques.