un appel contre le « forçage génétique »

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  • Bioingénierie : un appel contre le « forçage génétique »

    http://www.lemonde.fr/sciences/article/2016/12/05/bioingenierie-un-appel-contre-le-forcage-genetique_5043860_1650684.html

    Plus de 150 ONG réclament un moratoire sur les applications et les recherches visant à modifier le génome d’espèces afin de les éradiquer ou, au contraire, de les conserver.

    Les nouvelles techniques d’ingénierie du génome alimentent les espoirs dans le domaine de la recherche biomédicale, mais aussi les craintes des environnementalistes. Plus de 150 organisations non gouvernementales (ONG) ont appelé, lundi 5 décembre à Cancún (Mexique), à l’occasion de la treizième conférence des parties à la Convention sur la diversité biologique, à un moratoire sur les techniques de « forçage génétique ». Ces dernières consistent à imprimer à l’ensemble d’une espèce des traits nouveaux, grâce à l’introduction de constructions génétiques capables de se diffuser rapidement à toute une population.

    Les nouvelles méthodes d’édition du génome – comme Crispr-CAS9 – rendent en effet possible des manipulations génétiques à grande échelle. Relâchés dans la nature, quelques moustiques génétiquement modifiés pour être résistants au parasite du paludisme pourraient, par exemple en se reproduisant avec les individus sauvages, transmettre en quelques générations leur trait à l’ensemble de l’espèce. Et interrompre ainsi, en théorie, la transmission de la maladie aux hommes. D’autres applications sont possibles, comme la transmission d’un gène délétère à une espèce considérée comme nuisible, et ce, pour l’éradiquer. Ou au contraire, à des fins de conservation, apporter des gènes de résistance à des espèces menacées par des maladies ou des parasites émergents.

    Effets transfrontaliers

    « Le forçage génétique est délibérément conçu pour se diffuser et persister, sans considération pour les frontières nationales, écrivent les organisations signataires de l’appel. Il n’existe à ce jour aucun processus international de gouvernance des effets transfrontaliers d’une utilisation du forçage génétique. » Les ONG estiment que les conséquences attribuables à une opération de forçage génétique ne pourront être toutes connus ou détectées avec certitude. « Il n’est pas possible de prédire de manière adéquate les effets écologiques en cascade de la diffusion [d’une modification génétique] dans les écosystèmes sauvages », ajoutent-elles, précisant que les gènes introduits « pourraient se diffuser de manière irréversible » et « franchir la barrière des espèces ». Les pétitionnaires demandent un moratoire sur les applications bien sûr, mais aussi sur la « recherche appliquée ».

    « Ce genre de réactions est tout à fait compréhensible, estime Eric Marois, chercheur (Inserm) à l’Institut de biologie moléculaire et cellulaire de Strasbourg, qui travaille sur des systèmes de forçage génétique destinés à éradiquer ou modifier des moustiques vecteurs du paludisme. Mais si on peut aujourd’hui adhérer à une demande de moratoire sur les applications grandeur nature du forçage génétique, dans la mesure où il n’existe pas encore de cadre réglementaire, il est plus gênant de vouloir interdire la recherche en laboratoire sur ces sujets. »

    « Un seul organisme introduit par erreur dans l’environnement peut théoriquement altérer toute son espèce, c’est dire si les enjeux sont élevés » Jim Thomas (ETC Group)

    Pour les pétitionnaires, la recherche conduite à des fins d’applications ultérieures devrait en effet être sujette à moratoire. Y compris lorsqu’elle est conduite en milieu confiné. « La recherche en laboratoire peut tout à fait être définie comme appliquée, estime Jim Thomas, directeur de programme à ETC Group, l’une des organisations ayant piloté l’initiative. Par exemple, l’université de Caroline du Nord est actuellement en train de développer un système de forçage génétique sur la souris dont l’utilisation sur des îles [envahies par ces rongeurs] est espérée d’ici à 2020. » En outre, rappelle Jim Thomas, « un seul organisme introduit par erreur dans l’environnement peut théoriquement altérer toute son espèce, c’est dire si les enjeux sont élevés ».

    Eradiquer le paludisme

    « Je trouve dommage que ces organisations, qui se soucient du développement socio-économique dans les pays en développement ne considèrent que les risques potentiels de ces techniques, sans regarder les bénéfices possibles : éradiquer le paludisme soulagerait les populations africaines d’un poids énorme, ajoute de son côté Eric Marois. Le forçage génétique pourrait en outre permettre de réduire l’usage des insecticides qui sont aujourd’hui utilisés pour contrôler les populations de moustiques, et qui ont des effets négatifs sur l’environnement et sur la santé publique. »

    Professeur à l’Académie des sciences chinoise et auteur d’une récente synthèse sur les applications de ces techniques à la conservation des espèces, Richard Corlett se dit en accord avec l’instauration d’un moratoire sur les applications opérationnelles, tant qu’aucun cadre réglementaire n’existe. Mais un moratoire sur la recherche pose, selon lui, d’autres problèmes. « D’année en année, il sera plus simple pour un grand nombre de laboratoires et de pays de développer des systèmes de forçage génétique, explique-t-il. Un moratoire sur la recherche signifierait que n’importe quel biologiste moléculaire saurait en théorie comment développer un tel système sans apprendre à savoir le contrôler. » Or, ajoute le biologiste, ces techniques sont « bon marché et indétectables : voulons-nous que ces systèmes ne soient développés que par des Etats, des entreprises ou des scientifiques hors de contrôle ? »