Jean Malaurie : « Il faut sacraliser l’Arctique, sinon nous allons le payer »

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  • Jean Malaurie : « Il faut sacraliser l’Arctique, sinon nous allons le payer »

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    Jean Malaurie est infatigable. Premier homme au monde, avec l’Inuit Kutsikitsoq, à avoir atteint le pôle géomagnétique Nord, en 1951, avec deux traîneaux à chiens, ce jeune homme de bientôt 94 ans connaît l’Arctique comme personne. Il y a mené 31 missions, du Groenland à la Sibérie en passant par le Canada, le plus souvent en solitaire. Il a partagé la vie des Inuits, appris leur langue, écouté leurs mythes, étudié les minorités boréales, défendu leur « pensée sauvage ».

    « La chance de ma vie - sancta humilitas ! -, c’est que je suis très pauvre. Lors de ma première mission au Groenland avec Paul-Emile Victor, en 1948, j’ai été frappé par la dictature des sciences dures. L’expédition comptait des physiciens, des géophysiciens, mais pas de biologiste ni d’ethnographe. Une grande expédition polaire qui oublie les habitants ! En 1950, je pars à Thulé, au Nord du Groenland, où vit le peuple le plus au Nord du monde, seul, sans crédit, sans équipement et ne connaissant pas la langue de cette population. Il faut que les Inuits chassent pour moi, je suis à leur merci. Je les paie très peu, ça ne les intéresse pas, ce qu’ils veulent, c’est que je les comprenne. Ils me disent : "Douze expéditions t’ont précédé. On les connaît, ils ont des carnets, ils notent. Ils ne comprennent rien, ils ne savent pas le mystère qu’il y a chez nous."

    « Les Inuits ne parlent pas, ou très peu. L’essentiel, ils ne vous le diront pas. Ce sont des hommes très difficiles, rudes et cruels. Ils ont tout pour se suicider. C’est tellement dur, il fait - 40° C, il n’y a rien à manger, il faut chasser. Celui qui n’est pas bon chasseur, croyez-moi, il n’est pas aidé par les autres. Dans les périodes difficiles, une mère étrangle sa petite fille sans hésitation. Je l’ai connu. Un nouveau-né. Parfois, c’est pire, une petite de 2 ans, on la chasse toute nue dans le froid, il faut qu’elle meure. Un estropié, un vieillard, il vaut mieux qu’il disparaisse. Le chaman qui se trompe, on le tue. Ils sont implacables.

    Pour les Inuits, la nature n’est pas bonne, elle est comme elle est. Et ils doivent s’adapter à tout prix. Il faut supprimer ? Je supprime. Et c’est comme ça qu’ils ont survécu. Un Inuit a essayé de me tuer. Mais ils sont aussi capables de gestes inoubliables. Comme cette nuit où l’un d’eux a ajusté une fourrure sous mon cou, c’est ce que j’aurais aimé que ma mère fasse, mais elle était froide, que voulez-vous. Mon maître chaman, Uutaq, de Thulé, a tué deux chasseurs pour prendre leurs femmes. Il n’était pas facile. Mais il m’a adoubé, il m’a chamanisé afin de faire de moi un allié des Inuits pour l’éternité. C’est lui qui m’a dit : "Tu parles avec les pierres." Les Inuits m’ont formé. Thulé est au cœur de ma pensée, ma tombe sera là-bas. »