Méritocratie et apartheid au musée

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  • Méritocratie et apartheid au musée - Libération
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    Des personnels du lycée Maurice Utrillo de Stains reviennent sur l’incident survenu le 7 décembre au musée d’Orsay lors de la visite d’une classe de ZEP. Ils dénoncent une injustice sociale et exigent les mêmes chances de réussites pour tous.

    Méritocratie et apartheid au musée

    C’est l’histoire d’une classe en visite au musée d’Orsay. En ce 7 décembre, les élèves de 1ère pro vente du lycée Maurice-Utrillo de Stains (Seine-Saint-Denis) sont venus découvrir, avec leur professeur d’histoire, les toiles qui représentent la condition des ouvriers au XIXe siècle. Ils sont silencieux, écoutent leur professeur lorsqu’un gardien du musée surgit : « Fermez vos gueules ! » Notre collègue témoigne : « Il n’arrêtait pas de leur ordonner de se taire. J’interviens, et là, à mon tour de me faire hurler dessus à renfort de grands gestes. Les élèves, épuisés par cette situation qui s’étire sur près d’une demi-heure, demandent à ce qu’on les laisse tranquilles, une partie d’entre eux n’en peut plus et propose qu’on parte mais d’autres refusent. »

    Cette affaire est l’histoire banale d’un apartheid, d’une séparation spatiale éloquente qui traduit les formes de domination qui pèsent sur nos élèves. Cette histoire nous parle d’un mythe et d’une réalité : le mythe du mérite et la réalité de lieux interdits.

    Parce qu’ils vivent sur un territoire, la Seine-Saint-Denis, au centre d’un imaginaire social qui le figure comme un espace étranger et dangereux, nos élèves subissent souvent un rejet dès lors qu’ils s’aventurent hors des limites de leurs quartiers, de leur classe. Certains vivent dans les quartiers populaires, oui, et beaucoup sont issus des classes populaires aussi. Pour cette raison, ils sont perçus comme des barbares non seulement dans des lieux du savoir mais aussi dans des lieux du pouvoir.
    Qu’est-ce qu’une ZEP ?

    L’institution scolaire organise la reproduction sociale avec une efficacité remarquable. L’éducation prioritaire, créée en 1981 puis remaniée à de multiples reprises au gré des changements ministériels, n’aura dans les faits jamais eu les ressources pour être autre chose qu’un stigmate de plus. Elle ne représentera à son maximum qu’une allocation de 2% de moyens supplémentaires à destination de 20% des élèves. L’accroissement constant des inégalités scolaires en France, récemment mis en avant par les rapports du Cnesco et Pisa, risque de n’être l’occasion que de l’enterrement programmé de toute politique éducative ambitieuse de réduction des inégalités scolaires.

    Une politique de mixité sociale et une rénovation de l’éducation prioritaire sont la condition indispensable à la correction des injustices dont ont hérité nos élèves. C’est pourquoi l’abandon du système d’éducation prioritaire en lycée est pour nous consternante. Nous avons d’autres ambitions pour l’éducation prioritaire.

    Le « destin au berceau » qui est l’inflexible injustice qui gouverne nos vies, voilà contre quoi la République devrait lutter, si elle est autre chose qu’un appareil de domination. Elle ne se contente pas de faillir à sa mission car ce n’est pas seulement qu’elle échoue à corriger les inégalités, elle les creuse consciencieusement. Et la République ne s’arrête pas là : chaque jour, elle justifie l’injustifiable et exige la soumission des élèves. Non seulement l’école organise l’échec scolaire, sélectionne toujours les mêmes, mais elle veut que son échec soit celui de sujets qui ne sont pas assez bons pour elle ; l’élève qui échoue est celui qui ne mérite pas de réussir. La République ne saurait être l’opérateur de la domination sociale sans être en même temps l’instrument de sa légitimation. Insatiable, elle voudrait plus encore : être aimée et être reconnue.

    Jamais la question de corriger vraiment les inégalités scolaires ne s’est posée autrement que pour la parade. Pourquoi ? Parce que nous préférons l’inégalité. Nous l’aimons tellement que nous lui avons trouvé un nom magnifique : le mérite. Plus généralement, c’est le regard porté sur tous les jeunes issus des milieux populaires et de l’immigration que nous désirons dénoncer.
    Qu’est-ce qu’un musée ?

    L’effet concret de cet abandon de la République : une ségrégation sociale qui se révèle aussi tout simplement spatiale : « Fermez vos gueules », ça veut dire quoi ? Ça veut dire : « Restez à votre place, on ne veut pas de vous ici, vous n’avez rien à y faire. » Le musée est la métaphore de l’ordre social, un lieu symbolique de l’accès au savoir créé par la République. C’est dans ce lieu que nos élèves sont indésirables quand bien même leur comportement serait irréprochable. C’est comme ça, quand on a grandi dans le 93 et qu’on est souvent racisés, on sait qu’il faudra apprendre à vivre avec. Car des gardiens, il y en a partout, pas seulement dans les musées. La frontière est bien gardée et l’illusion de la liberté de circuler ne trompe que ceux qui sont du bon côté de cette frontière. C’est la police qui contrôle toujours les mêmes, c’est l’Assemblée nationale qui ressemble si peu à notre République, c’est la justice qui condamne certains plus souvent que d’autres. Et les gardiens défendent parfois cette frontière qu’eux-mêmes ne sont pas autorisés à franchir.

    Les gardiens sont les gardiens de l’ordre social. Mais sommes-nous vraiment autre chose quand nous leur apprenons à baisser la tête respectueusement devant la République qui réserve à chacun la place qu’il mérite ? L’abbé Grégoire écrivait en 1793 : « Les barbares et les esclaves détestent les sciences et détruisent les monuments des arts, les hommes libres les aiment et les conservent. » Dans ce temple de l’art, les « barbares » arrivent. Le gardien ne se contente plus des signes manifestes du respect, quoiqu’ils disent, les « sauvages » parlent trop fort. Puisque ce sont des barbares, il faut s’adresser à eux dans la langue qu’ils comprennent : « Fermez vos gueules ! »

    Cet incident ainsi que les nombreux messages haineux postés sur les réseaux sociaux à la suite de la publication de notre collègue établissent une frontière entre nos élèves et la société dans laquelle ils vivent. Ils scindent leur rapport à la réalité en deux et les enferment dans un statut sans leur laisser leur chance. Leur existence même constitue un trouble à l’ordre public.

    Nous refusons de « fermer nos gueules ». Professeurs et membres de la communauté éducative, nous n’acceptons plus d’être les fourriers de l’injustice sociale. Nous exigeons ce que nos élèves méritent, les mêmes chances de réussite pour tous et les moyens d’y parvenir, c’est-à-dire l’égalité réelle.

    Des personnels du lycée Maurice Utrillo de Stains (93)

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