• J – 145 : Je ne sais pas vous, mais pour moi, ce genre de rendez-vous est une plaie : votre conseiller bancaire souhaite vous rencontrer pour faire un point annuel sur votre situation et étudier avec vous l’opportunité de vous présenter quelques une de nos nouveau produits. Je pense que je suis parvenu à user la patience de mes deux précédents conseillers qui ont fini par laisser tomber et ne plus ni m’appeler ni tenter vainement d’attirer mon attention sur ceci ou cela.

    Ma nouvelle conseillère, elle, s’est montrée d’un opiniâtreté à la fois courtoise et très opérante et je suis désormais assis tel un gibier que l’on a réussi à attirer vers la clairière voulue, d’une humeur aussi maussade que vous pouvez imaginer, mais ma nouvelle conseillère n’est pas tout à fait nouvelle, elle est derrière le comptoir d’accueil de l’agence de la banque depuis une dizaine d’années, aimable et elle entend bien étrenner comme il se doit ses nouvelles responsabilités de conseillère, je veux bien lui accorder cela, cette dame a toujours été aimable et compétente, va pour le rendez-vous pour faire le point sur votre situation.

    Par exemple, je vois, Monsieur De Jonckheere, que d’après les informations dont je dispose à votre propos, vous n’avez qu’un seul enfant, Madeleine, détentrice, elle-même, d’un compte chez nous or je vous ai déjà vu au restaurant d’en face avec d’autres enfants, opiniâtre et observatrice. Je tente une sortie façon, mais vous savez que ma banque et son service informatique que je connais un peu (il se trouve que j’y travaille en qualité d’ingénieur informaticien depuis un peu plus de quatre ans maintenant) ignorent tout de ce genre de choses ne me choque pas plus que cela, on peut même dire que cela me donne du contentement. Oui, mais Monsieur De Jonckheere, quand la direction m’embête pour que je vous embête parce que vous êtes à découvert, je ne sais pas si cela arrive, si je sais que vous êtes père de famille nombreuse alors que je vois que vous êtes aussi célibataire, je me dis que je peux vous aider et vous protéger un peu. Non ? Sourire de ma conseillère qui vient de marquer un essai, en coin, tout en finesse, ma conseillère 5, moi zéro. Vous voulez dire que vous pouvez éventuellement m’épargner le sempiternel cours de morale qui a le don de m’énerver, surtout quand les dépassements de découvert que j’ai pu avoir par le passé étaient en grande partie dus au fait que je ne pouvais pas ne pas faire face aux frais engendrés par les soins de mon enfant autiste ? Je recolle au score suite à une pénalité, ma conseillère cinq, moi trois.

    Votre fils est autiste ?

    Oui.

    Mon petit frère était autiste. Il est mort il y a une vingtaine d’années, dans son sommeil, on n’a jamais su de quoi.

    Je suis désolé, il se trouve que je sais aussi un peu ce ce que c’est que la perte d’un petit frère.

    Vous aussi.

    Mêlée au centre, introduction qui revient à ma conseillère.

    Et donc, je vois très bien votre situation, c’était celle de mes parents, alors je ne vais vraiment pas vous embêter, je vous pose deux ou trois questions pour être sûre que votre situation est bien à jour et je vous relâche je sais que dix minutes un quart d’heure sont des biens précieux dans la vie d’un parent d’enfant autiste. Essai sous les perches de ma conseillère, ma conseillère douze, moi trois.

    Vous avez un remboursement d’emprunt pour la maison ?

    Oui, jusqu’en juillet 2021

    A quel taux ?

    Aucune idée.

    Est-ce que vous voulez vous renseigner pour savoir si des fois on ne pourrait pas vous proposer mieux chez nous ?

    Non.

    Et là autant vous dire que le comportement normal d’une conseillère c’est de vous harceler et ne pas comprendre que vous puissiez ignorer, du tout au tout, le taux de votre emprunt

    J’aurais fini de payer en juillet 2021, c’est tout ce que je sais.

    Je vois que vous mettez un peu d’argent de côté, est-ce que vous voulez faire des modifications ?

    Non

    Est-ce que cela vous dérange si je fais passer un petit programme sur vos comptes pour savoir si cela correspond bien à ce que vous pouvez mettre de côté pour vous éviter de faire des régulations de temps en temps ?

    Je m’en moque un peu.

    Je ferai cela un autre jour et si je vois qu’il y a une optimisation à faire je vous envoie un petit couriel, je crois que j’ai fini, vous allez pouvoir rentrer chez vous vous occuper de vos enfants.

    Vous êtes très gentille Madame, je crois que l’on va bien s’entendre, j’ai bien vu que vous aviez absolument tout compris.

    Oui, ne vous inquiétez, on va tout faire par courriel. Elle est marrante votre adresse de mail desordre.net ?

    C’est le nom de mon site internet.

    C’est original et qu’est-ce qu’il y a dans votre site internet

    Et bien comme le dit son nom, beaucoup de choses très mal rangées, des photographies, des vidéographies, des dessins, des enregistrements sonores, des textes…

    Des textes que vous écrivez vous-même ?

    Oui

    Que vous publiez ?

    Ben en fait en mars, je vais avoir un roman qui va sortir.

    Oh dites-moi absolument, je vais le noter, j’aime beaucoup lire.

    Une fuite en Egypte.

    Ah un thème biblique très bien.

    Oui, mais enfin vous savez il y a aussi pas mal de scène de sexe notamment

    Léger rougissement de ma conseillère bancaire, cela me permet de marquer un essai en coin, je rate la transformation, ma conseillère, douze, moi, huit.

    Et en ce moment vous travaillez sur un autre roman ?

    Non en ce moment je tente de travailler sur un film documentaire mais c’est très compliqué parce que le sujet de mon film s’est braqué et ne veut plus faire le film avec moi. Et pourtant c’était un beau sujet. Cela parle à la fois de l’occupation allemande en France et de la guerre d’indépendance au Cameroun.

    Ah Monsieur De Jonckheere, je veux tout savoir à propos de ce film

    Vous êtes d’origine camerounaise c’est ça ?

    Non, je suis Camerounaise, je ne veux pas de la nationalité française après tout ce que la France a fait de mal au Cameroun, je refuse de prendre la nationalité française.

    En fait le rendez-vous était censé durer une petite heure, les questions financières, encore que financières pour parler de ma situation bancaire, vous l’aurez compris c’est un peu grandiloquent, mais le reste de la discussion a beaucoup tourné à propos de l’UPC, de Bolloré et des guerres post coloniales de la France, tout à fait le genre de conversation que l’on devrait tout le temps avoir avec sa conseillère bancaire, et ne vous inquiétez pas Monsieur De Jonckheere, je vais regarder vos opérations avec discrétion, si je vois des choses à faire pas compliquées, je vous envoie un petit courriel. Et bon courage avec Nathan, vous allez voir, vous allez vous en sortir, j’en suis sûre.

    Il faut que je me gendarme un peu, un jour je vais avoir envie d’embrasser ma conseillère bancaire.

    Exercice #49 de Henry Carroll : Photographiez la vérité

    #qui_ca