quand la justice ignore le droit »

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  • « Non condamnation de Christine Lagarde : quand la justice ignore le droit »

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/12/22/non-condamnation-de-christine-lagarde-quand-la-justice-ignore-le-droit_50529

    Christine Lagarde a été reconnue coupable de négligence dans l’affaire Tapie, mais pas condamnée. Ce verdict témoigne d’une justice à deux vitesses ; il est donc politiquement criticable. Mais il est aussi illégal du point de vue du droit pénal, estime le juriste Benjamin Fiorini.

    Après le fameux « responsable, mais pas coupable », la Cour de la justice de la République innove avec un nouvel opus : « condamnée, mais pas condamnable »… Christine Lagarde, reconnue coupable d’une négligence ayant coûté plus de 400 millions d’euros à l’Etat, ne se plaindra certainement pas de cette inventivité judiciaire. En revanche, la crédibilité de la Cour a tout à y perdre.

    Nombreux sont ceux à déplorer cette décision qui symbolise l’existence d’une justice à deux vitesses, en ce qu’elle dispense de peine une personne ayant commis une négligence au coût exorbitant pour l’Etat, tandis que d’autres délinquants, dont les infractions sont moins préjudiciables à la société, ne bénéficient pas d’une telle faveur. Sans doute cet argument est-il suffisant en soi pour décrédibiliser le verdict rendu, et aussi pour faire réfléchir à l’abolition de cette Cour de justice de la République dont le passé était déjà peu glorieux.

    Des irrégularités dans la procédure

    Toutefois, outre cette critique politique, une autre donnée est passée presque totalement inaperçue : la dispense de peine octroyée à Christine Lagarde est tout simplement... illégale ! Pour préserver les intérêts de l’ex-ministre, pour prononcer cette condamnation neutre qui s’apparente à un éclair sans tonnerre, les juges — essentiellement des parlementaires — ont contorsionné le droit, au point de le rompre et de ne plus l’appliquer du tout. En voici la démonstration juridique, laquelle n’a rien de très technique.

    L’article 68-1 de la Constitution prévoit que « la Cour de justice de la République est liée par la définition des crimes et délits ainsi que par la détermination des peines telles qu’elles résultent de la loi ». Ainsi, ce sont les dispositions du droit commun qui s’appliquent quant à la détermination de la peine. Il s’ensuit que pour prononcer la peine applicable à Christine Lagarde, les juges avaient l’obligation de se rapporter aux dispositions du Code pénal.

    Or, la dispense de peine est prévue à l’article 132-59 de ce Code, lequel prévoit qu’elle est accordée « lorsqu’il apparaît que le reclassement du coupable est acquis, que le dommage causé est réparé et que le trouble résultant de l’infraction a cessé ». Trois conditions cumulatives sont donc nécessaires pour que les juges octroient une dispense de peine : le reclassement du coupable, la réparation du dommage, et la fin du trouble né de l’infraction.

    Dans le cas de Christine Lagarde, il est invraisemblable de considérer que les deux dernières conditions sont remplies. Certes, on peut admettre son « reclassement », sa promotion au Fonds monétaire international (FMI) étant sans doute un gage de bonne moralité. Mais comment considérer que « le dommage causé est réparé » et « que le trouble résultant de l’infraction a cessé », alors même que l’Etat n’a pas encore récupéré les sommes perdues à cause de l’arbitrage, et que de nombreuses procédures sont toujours en cours ?

    La motivation retenue par les juges pour expliquer la dispense de peine n’évoque d’ailleurs nullement cette question. Ils préfèrent se référer exclusivement à la personnalité de Christine Lagarde et aux difficiles fonctions qu’étaient les siennes à l’époque des faits. Pas un mot n’est dit sur la réparation du dommage et la fin de trouble causé par l’infraction (et pour cause !), ce qu’exige pourtant la loi.

    Un recours en cassation toujours possible

    Au regard de ces éléments, il est évident que l’arrêt rendu par la Cour de justice de la République est illégal, la dispense de peine ayant été accordée dans des conditions qui ne le permettaient pas. Dans un Etat de droit en bonne santé, cet arrêt devrait faire l’objet d’un recours par le Ministère public et être cassé par la Cour de cassation. C’est le juste sort qu’il mérite.

    Malheureusement, il n’aura échappé à personne que le ministère public, ayant plaidé la relaxe dans cette affaire, semble peu enclin à se pourvoir contre une décision somme toute très favorable à Christine Lagarde (aucune peine à purger ; aucune mention de la condamnation sur le casier judiciaire ; aucune conséquence sur ses fonctions au FMI). On se trouve donc dans la situation absolument ubuesque où le ministère public, pourtant chargé de faire respecter la loi, refuse de se pourvoir contre un arrêt manifestement illégal !

    Peut-être que la presse, en informant le public de l’irrégularité frappant cette décision, pourrait conduire le ministère public à réviser sa position ? Les choses pressent, le recours en cassation ne pouvant être déposé que cinq jours après le prononcé de la décision.
    Si rien n’était fait, si la décision était maintenue telle quelle, il faudrait en conclure que devant la Cour de justice, les dispenses de peine sont arbitraires en cette République...