J–137 : La plupart du temps quand vous entrez dans une exposition monographique à Beaubourg, vous pouvez sauter les deux ou trois premières salles qui sont habituellement consacrées aux œuvres de jeunesse de l’artiste dont c’est la rétrospective - vous ferez une exception pour Jeff Koons, pour qui c’est exactement l’inverse, la première salle de son exposition qui contenait plusieurs versions de son œuvre d’une inclusion d’un ballon de basket-ball étant la seule œuvre visible de toute l’exposition de cet artiste absolument merdique et sans intérêt. Il y a une autre exception, Cy Twombly, exposition qui dès la première salle, celle d’œuvres de jeunesse mais qui ne manquant pas de maturité, n’a pas fini de vous en remontrer. En fait, même quand il est encore jeune, étudiant au Black Mountain College , avec de chouettes camarades de promotion, Willem De Kooning, Robert Motherwell, John Cage et Merce Cunningham - qu’on y pense, y a-t-il déjà eu dans l’histoire de l’art une telle réunion de génies en herbe dans les mêmes murs, même l’atelier de Frédéric Bazille ne peut pas rivaliser, Charbier au piano, près du poelle, n’étant pas, loin s’en faut, le génie, immense, qu’était John Cage -, Cy Twombly semble déjà touché par une manière de grâce et surtout de liberté étonnante, de celle qui est normalement acquise au terme d’un parcours d’une longue émancipation, des normes en vigueur, de son enseignement, de soi-même, bref.
Une des grandes qualités de l’exposition de Beaubourg est de donner à voir des séries quasi complètes pour beaucoup d’entre elles, certes rangées dans une manière d’ordre chronologique qui laisse entrevoir une manière d’évolution, ce qui n’est pas le plus intéressant dans l’œuvre de Twombly, mais surtout ces séries permettent de voir le peintre au travail - aux dépens sans doute de l’œuvres sculptée et de l’œuvre photographique qui sont à la fois mal et sous représentées, on peut se demander cependant s’il est possible de faire coexister ces trois pans du travail de Cy Twombly dans une même exposition. Ainsi quel luxe inouï que de pouvoir admirer les neuf toiles de la série des Neuf discours à propos de Commode . De voir comment ces neuf toiles ont sans doute été peintes de front, certains passages des unes répondant aux questions restées en suspens dans les autres et inversement, de retrouver dans une lente observation toutes les trajectoires certaines contradictoires dans le cheminement du peintre au travers de cette série, ses renoncement, ses hésitations, ses remords et ses fulgurances, avec toujours, cette habileté surnaturelle à tendre pendant longtemps vers une forme de déséquilibre de la composition avant de se rattraper aux dernières branches de l’arbre par quelques gestes nerveux, une simple tâche du peinture, un signe de pas grand-chose, un geste, un grattage, un coup de chiffon même.
Or il est particulièrement intéressant de voir Cy Twombly au travail, comme cela l’est en général des peintres expressionnistes abstraits américains, Jackson Pollock en tête avec son geste ultime des drippings, mais aussi l’énergie fauve d’un Franz Kline, celle électrique, à peine plus contrôlée, d’un Willem De Kooning, et au contraire la gestuelle tout en retenue de Cy Twombly . Là où, comme l’a amplement démontré Clement Greenberg, les expressionnistes abstraits ont fait de leurs grands gestes empressés, enfiévrés même, le lieu même de leur peinture, et même d’un certain discours à propos de l’acte de peindre, la peinture de Cy Twombly, qui ne manque pas de nervosité gestuelle non plus, est plus celle des doutes et de la retenue, en dépit de cette science admirable de toujours retrouver un point d’équilibre dans la composition, science qui permet, sans doute en amont, toutes les audaces.
La manière même de Cy Twombly d’intervenir, la plupart du temps, par touches successives, à l’intérieur de grandes toiles, dit assez bien les allers-retours qui ont sans doute été nécessaires, entre la toile elle-même et le siège depuis lequel le peintre devait prendre du recul, et dans ces allers-retours la contemplation, l’état intérieur supérieur, concentration c’est mal dire, et qui peut si magiquement se transmettre aux spectateurs de telles toiles, comme une paix, celle de l’atelier même, celle de la peinture même, quand cette dernière est enfin maîtrisée.
De même sans cet atelier, dans cette peinture, souffle un vent puissant de liberté, celle de s’autoriser de minimes interventions sur de grands formats, celle de s’autoriser des écritures a priori sans grâce, et toujours cette capacité à rééquilibrer cette audace par quelque sorcellerie de peinture, liberté de coller à la va-vite de grandes feuilles de papier entre elles avec du ruban adhésif, de placarder quelques reproductions ici d’un livre de botanique, là d’une bacchanale (de Poussin ?) de même tout un vocabulaire librement choisi, là une feuille de calque, là du papier millimétré, et tout cela assemblé par des gestes seulement négligents en apparence, la tâche, le frottement d’un chiffon ou d’un outil contondant font intrinsèquement partie du répertoire de Twombly, qui, finalement, avec joie, semble partageur de son plaisir de peindre avec son spectateur et c’est possiblement là son immense gloire de peintre, celle du partage de ce plaisir de peindre.
Je voudrais que l’on m’enferme pendant les cinq mois de cette exposition - je suis prêt à y mettre le prix, vaut mieux avec le peigne-culs de droite de Beaubourg qui vous font payer l’entrée à toutes les expositions quand bien une seule vous intéresse, en l’occurrence celle de Twombly , et ce n’est pas le nouvel accrochage des collections contemporains qui risque de rivaliser, je vous le dis, c’est quand même étonnant de mette pareillement en avant cette nullité de Jeff Koons et d’avoir apparemment rangé dans les réserves, Richard Serra et Eva Hesse - que je puisse, des heures entières, me tenir dans une sorte de transe observatrice benoîte de cette peinture, j’en perdrais jusqu’au manger, je crois. Après cinq moins d’un tel séjour, j’aurais entièrement brûlé de l’intérieur, je serais heureux, tellement heureux.
Exercice #54 de Henry Carroll : Photographiez un animal comme s’il était un humain
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