Aux racines (vertes) de la « post-vérité »

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  • Aux racines (vertes) de la « post-vérité »

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/12/26/aux-racines-vertes-de-la-post-verite_5053914_3232.html

    Le terme de « post-vérité », qui semble une notion nouvelle dont les médias parlent beaucoup, est en réalité une forme de mensonge à laquelle les climatologues sont confrontés depuis longtemps.

    « Post-vérité » par ci, « post-vérité » par là… Depuis que l’hebdomadaire The Economist a mis, en septembre, cette expression à sa couverture (post-truth politics, dans le texte), il est fortement question de « post-vérité » ou d’« ère post-factuelle » dans les médias. Un peu partout, les commentateurs s’alarment de cet étrange climat – celui des débats préalables au Brexit ou de la campagne présidentielle américaine – dans lequel les faits n’ont plus de valeur argumentative particulière.

    Si le terme de « post-vérité » est assez difficile à définir, on comprend bien que l’expression décrit une situation où le fait de se livrer au mensonge, à la contrefaçon intellectuelle ou à la tromperie active n’est sanctionné par aucune conséquence négative ultérieure, en termes d’image, de crédibilité, d’accès aux médias, etc.

    Souvenez-vous : c’était il y a moins de dix ans

    Pourtant, ce qui semble une nouveauté à une majorité de professionnels du débat public est, de longue date, le pain quotidien des communautés intéressées aux questions environnementales et scientifiques. Ce n’est pas un hasard si l’inventeur du terme post-truth politics, David Roberts, est un ancien rédacteur du magazine environnementaliste Grist. Il n’est en réalité pas déraisonnable de penser que le relativisme qui a pris possession des consciences puise, en partie au moins, aux sources des polémiques récentes sur des sujets d’environnement, et sur le climat en particulier.

    Souvenez-vous : c’était il y a moins de dix ans. Quelques scientifiques climatosceptiques – tous étrangers aux sciences du climat – lançaient une virulente campagne contre leurs pairs travaillant sur la question. Le réchauffement anthropique, le sujet pourtant le plus minutieusement étudié de l’histoire des sciences, était selon eux une chimère, construite de toutes pièces par une clique pseudo-scientifique malfaisante, adoptant des méthodes mafieuses pour asseoir l’idée d’une influence humaine problématique sur le climat.

    Rien n’y fit

    Les livres soutenant la théorie d’un tel complot étaient farcis de calculs erronés, de courbes frauduleuses, parfois dessinées à main levée… Bon nombre de ces complotistes prédisaient un refroidissement imminent (qu’on attend toujours), se fondant sur des études qui – au choix – n’existaient pas, avaient été réfutées, disaient l’inverse. Tout cela en se prévalant du soutien de chercheurs qui, parfois, n’existaient pas non plus ou qui, lorsqu’ils existaient et que la question leur était posée, protestaient contre leur enrôlement dans cette croisade.

    Cette manipulation fut démontrée sans ambiguïté et publiquement exposée, la communauté des climatologues français ayant par exemple pris la peine de faire circuler des rectificatifs géants de plusieurs dizaines de pages. Mais rien n’y fit. La campagne se poursuivit sans encombre, ces quelques conjurés climatosceptiques continuant à avoir table ouverte dans la majorité des grands médias. Mentir était devenu un instrument rhétorique comme un autre.

    PARCE QU’ILS SONT COMPLEXES, LES FAITS D’ENVIRONNEMENT SONT, LORSQU’ILS SONT PLONGÉS DANS LE CHAUDRON DE LA CONVERSATION, PARMI LES PLUS VULNÉRABLES AU MENSONGE.

    L’une des personnalités à avoir perçu le caractère cardinal de ce qui était en train de se produire a été le biologiste Pierre Joliot. L’un de ces croisés climatosceptiques, disait-il en 2010, « déforme ouvertement les faits, tout en le reconnaissant », et ce au motif que son livre était « politique et non scientifique ». Il y avait là une nouveauté totale.

    « Les véritables fraudeurs, très minoritaires, savent qu’ils fraudent et ils le cachent, car ils se savent soumis aux mêmes règles que tous les autres, ajoutait Pierre Joliot. Ce qui se passe actuellement est une évolution sans précédent : nous avons désormais, en science, des manquements éthiques qui sont non seulement affichés mais aussi justifiés ! »

    Parce qu’ils sont complexes, les faits d’environnement sont, lorsqu’ils sont plongés dans le chaudron de la conversation, parmi les plus vulnérables au mensonge. « En matière de climat, a coutume de dire un chercheur français, il faut dix secondes pour dire une ânerie et dix minutes pour expliquer pourquoi c’est une ânerie. »

    Mithridatisés au mensonge

    Sur ce sujet, le contournement de la réalité ou sa simple négation ont donc été des armes systématiquement utilisées dans les arènes du débat public. Il ne se trouvera personne pour affirmer que le chômage a baissé de moitié au cours du quinquennat qui s’achève. A l’inverse, combien de fois avons-nous pu entendre, ou lire, que le changement climatique s’est arrêté en 1998, que les plantes transgéniques sont des poisons violents ou que les perturbateurs endocriniens ne posent aucun problème sanitaire ? Les polémiques sur l’environnement ont fait le lit du relativisme ; elles nous ont mithridatisés au mensonge.

    D’ailleurs, comment ne pas le remarquer : la « post-vérité » est un phénomène bien plus notable aux Etats-Unis, là où la propagande climatosceptique est née et a été, depuis une quinzaine d’années, une entreprise de nature et d’ampleur industrielles, avec sa chaîne de télévision en croisade, ses armadas de think tanks, de pseudo-experts, de blogs… Aujourd’hui, avec la montée en puissance des réseaux sociaux et des algorithmes de distribution de l’information, qui maintiennent les individus installés dans le cocon de leurs biais et de leurs préjugés, le phénomène est voué à prendre toujours plus d’ampleur.

    Et ce n’est pas fini. Ce ne sont plus seulement les discours qui sont contaminés, mais le processus législatif et réglementaire lui-même. Aux Etats-Unis, la fin annoncée des réglementations limitant les émissions des centrales à charbon est fondée sur la négation du réchauffement ; en Europe, Bruxelles veut laisser sur le marché la majorité des perturbateurs endocriniens et s’appuie pour cela sur des arguments piétinant le consensus scientifique. Là encore, tout commence par l’environnement ; le reste suivra.