Justement... justement. Notre vision du passé est, comme tu l’as écrit, pas mal façonnée par les préjugés du XIXe siècle. Même si au niveau universitaire, le XXe a amené beaucoup de changements de méthodologie - et, donc, d’analyse - il y a toujours une marche entre cette science historique et l’histoire telle qu’elle est enseignée et médiatisée. Y’a plein de raisons à ça, notamment idéologiques, politiques et pédagogiques, mais c’est pas le propos ici.
Les sciences sociales sont ainsi faites qu’une fois qu’une hypothèse fait consensus chez les historiens d’une époque, et même si ce consensus est nourri de préjugés et de certitudes propres à cette époque, c’est ce consensus qui fera ensuite office de « vérité historique » jusqu’à temps qu’on réussisse à prouver sa fausseté. La charge de la preuve est, en quelque sorte, inversée. C’est la raison pour laquelle on hérite encore de ces filtres du XIXe siècle.
Tout ça pour dire... que considérant comment la vérité historique se construit, il ne serait pas surprenant que des expériences, des épisodes voire de véritables sociétés matriarcales (au plein sens du terme) soient passées totalement hors des recherches des historiens, archéologues, ethnologues... « On ne trouve que ce que l’on cherche ». Et aussi que le contexte de ces recherches - menées en général par des hommes blancs détenteurs du savoir et du pouvoir - détermine beaucoup de choses dans ce qu’on leur donne à observer. Dans bien des sociétés, hommes et femmes de niveaux sociaux différents ne se parlent que suivant des protocoles précis. Il est donc normal que ce soient plutôt des hommes puissants qui aient été les interlocuteurs de ces chercheurs blancs, et que la vision de leurs sociétés qu’ils aient partagée à ces chercheurs soit une vision d’homme.
C’est d’autant plus fort s’il s’agit de populations qui étaient en guerre contre les colons blancs (ça représente quand même pas mal de monde) : la guerre étant en général une activité dévolue aux hommes, les chefs de guerre étaient souvent des hommes, et lorsqu’un colon blanc - même un gentil ethnologue - apparaissait, il pouvait difficilement être assimilé à autre chose qu’à un représentant d’une puissance étrangère agressive. Qui ne pouvait donc être accueilli que par un chef de guerre et non par un chef de paix (pour peu qu’il y ait besoin de chef dans la paix... cf les sociétés contre l’Etat).
Enfin, il y a aussi, tout simplement, la loi du vainqueur : au Canada, la Loi sur les Indiens a créé des « chefs de bande » masculins auxquels l’autorité (et les moyens) étaient attribués. Ce faisant, elle a éliminé les conseils traditionnels et notamment les conseils de femmes qui étaient prééminents (d’après ce qu’on m’en a rapporté).
En d’autres termes, il y a beaucoup de facteurs qui pourraient invisibiliser ces sociétés matriarcales aux yeux de l’histoire patriarcale blanche. Cela ne permet pas de prouver qu’une société matriarcale a forcément existé quelque part, mais on ne peut pas dire que « parce qu’on n’en a jamais vu », une telle société n’a pas existé.
Et dans l’hypothèse inverse, il faut pouvoir expliquer pourquoi en 10 000 de civilisation, en 30 000 de sociétés humaines, il serait absolument impossible de voir apparaître une société matriarcale. Quel obstacle causal empêcherait l’émergence d’une telle société ?