• J – 126 : Je suis allé voir, coup sur coup, deux films de science-fiction de la grande production hollywoodienne, Premier contact de Denis Villeneuve et Passengers de Morten Tyldum, les deux films s’attaquant chacun à un des grands thèmes de la science-fiction, Premier contact , la rencontre avec une espèce venue d’ailleurs, Passengers , les voyages au long cours avec hibernation et autres complexes temporels dus aux voyages à une vitesse proche de celle de la lumière. C’est la période de la trêve, de la commémoration du massacre des innocents, les enfants et moi n’aimons rien tant que d’enchaîner les visites de musée et les séances de cinéma. À vrai dire je ne pense pas que j’aurais normalement tenu la moindre chronique du film Passengers , grosse production hollywoodienne, moyens de décor et de trucages pléthoriques et spectaculaires, et psychologie de bulots pour les trois personnages de ce film. Et je ne m’attendais pas non plus à trouver des qualités inespérées à Premier contact , le seul film que j’ai vu du même Denis Villeneuve étant Enemy que j’avais trouvé fort poussif.

    Dans Passengers un vaisseau intersidéral, intersidérant dans ses dimensions et son fonctionnement, emmène à son bord 5000 passagers tous en hibernation pour un voyage d’un siècle en direction d’une planète à coloniser, tout fonctionne automatiquement dans ce vaisseau qui traverse un champ de météorites dont l’une, plus grosse que les autres, endommage, superficiellement, croit-on d’abord, le vaisseau, causant une avarie inopinée, un des sarcophages d’hibernation réveille le passager qu’il contient, alors que le vaisseau est encore à 90 années de voyage de sa destination finale. Le type se retrouve tout seul dans un vaisseau qui doit avoir la superficie d’une ville comme Fontenay-sous-Bois dans le Val de Marne et personne avec qui partager ses états d’âme hormis un droïde qui fait office de barman et qui est le sosie de Tony Blair, Michael Sheen, et naturellement aucun moyen de joindre la Terre ou de réactiver l’hibernation. Après un an d’une errance fortement alcoolisée, ce Robinson Crusoé du voyage à la quasi-vitesse de la lumière manque cruellement de compagnie, un droïde barman c’est pas non plus un copain de rugby, fût-il un sosie de Tony Blair, on peut pas toujours compter sur lui pour vous donner le petit coup d’épaule quand ça va pas bien, et donc, il commence à caresser l’idée que peut-être, il pourrait réveiller un autre passager, histoire d’avoir un peu de compagnie, préférablement une passagère, blonde de préférence, et si possible avec une jolie poitrine, on en déduit habilement, c’est finement suggéré, que le type est hétérosexuel, lui-même n’est évidemment pas mal de sa personne, carrure de troisième ligne, mâchoire carrée, apparemment de nationalité américaine, seulement voilà, ce serait quand même lui faire un sale tour à cette jolie blonde, elle aussi se retrouverait prisonnière d’une ville de la taille de Fontenay-sous-Bois dans le Val-de-Marne avec, pour seule compagnie, un Américain à la mâchoire carrée et au physique d’universitaire jouant dans l’équipe de football américain — je passe un peu sur le conflit intérieur de notre homme qui échange pas mal sur le sujet avec Tony Blair —, ça tombe bien, elle est elle-même américaine et, insupportable suspens, elle est également hétérosexuelle, ils se plaisent beaucoup, il faut dire mâchoire carrée avait lu toutes les archives du blog de jolie blonde, lui ne pouvait pas douter qu’ils étaient faits l’un pour l’autre, elle, de toute façon, une blonde à belle poitrine, pensez si on a beaucoup développé sa psychologie de personnage d’écrivaine — lui est une sorte de réparateur agréé de tout ce qui se connecte, un type bien je vous dis, elle, un métier féminin, journaliste, écrivaine, intelligente donc, ne vous fiez pas aux apparences, parce que oui, blonde et belle mais intelligente, et drôle, vous n’avez pas idée — quant au consentement c’est redevenu un truc sacrément has been au XXIVème siècle. Tout ne se passe donc pas si mal sur l’ USS-Fontenay .

    Ça se corse un peu quand même, le droide barman ne sait pas tenir sa langue et finit par lâcher à jolie blonde écrivaine que mâchoire carrée l’a réveillée pour avoir un peu de compagnie. Crise du couple alors que, jusqu’à maintenant, c’était fusionnel avec accouplement dans la grande salle du réfectoire, déserte, forcément. C’est pas hyper bien développé parce que voilà on n’a pas trop le temps, il y a d’autres priorités, le réacteur principal bat de l’aile, menacerait même de tout faire exploser et de rayer de la carte Fontenay-sous-Bois, donc à défaut de se rabibocher sur l’oreiller, on fait équipe dans la salle des machines, bien obligés, et naturellement en se sauvant mutuellement la vie, on se rapproche, on se pardonne et on repart comme en 14, 2314. L’US S-Fontenay est remis sur pied, il fonctionne à nouveau au quart de tour et maintenant que le couple est également réparé, mâchoire carrée sait tout réparer, et donc, on risquerait de s’emmerder un peu, ellipse de 90 années, l’ USS-Fontenay arrive à bon port, on réveille l’équipage qui découvre qu’il s’en est passé de belles pendant leur sommeil.

    C’est con parce que dans cette ellipse, il y avait un film. Un vrai. Avec deux personnages. Une femme. Un homme. Une femme et un homme. Un début d’humanité. Un début de civilisation peut-être même. Et puis la lente évolution des personnages, de leur relation, avec le vieillissement de l’un et de l’autre, le trépas de l’un, le deuil de l’autre, une vie, deux vies, toutes les vies. Mais pensez si avec une distribution pareille on a beaucoup songé à étoffer un peu les personnages. Bref.

    Premier contact de Denis Villeneuve, alors là c’est pas du tout la même farine. Que c’en est même déconcertant. Au point que si Denis Villeneuve avait dû faire Passengers , il te vous aurait, vite fait mal fait, expédié les problèmes du réacteur principal, en revanche la crise du couple aurait été un moment bergmanien du futur, parfaitement développé.

    Premier contact , une douzaine d’ovules de la taille de Saint-Mandé, toujours dans le Val-de-Marne, arrivent sur Terre pour nous payer une petite visite de courtoisie, ce qui crée un peu d’agitation tout de même. Gouvernements, services secrets et armées armées jusqu’aux dents sont sur les dents et aimeraient bien savoir ce que ces douze ovules réparties aléatoirement sur la planète bleue sont venues faire. Et, c’est très embêtant, les premiers signes d’échange entre les ovules et les militaires sont des sons dont on se demande bien dans quelle langue ils sont produits. Si Morten Tyldum avait fait Premier contact, inutile de vous dire qu’on ne se serait pas beaucoup posé la question de savoir dans quelle langue les ovules et leurs occupants s’expriment, on leur aurait envoyé un ultimatum en anglais pas très shakespearien et direct, ensuite, atome et napalm sont les deux mamelles de l’armée américaine du monde. Forcément les ovules auraient un peu résisté, surtout qu’eux auraient disposé de technologies nettement plus avancées que l’armée américaine du monde mais pensez si la bravitude de ces gars-là auraient été prise en défaut, quelques soldats noirs auraient été sacrifiés pour que la race blanche mondiale survive, on aurait vite été tirés d’affaire et infiniment redevables de l’armée américaine mondiale, sans laquelle en cas d’invasion ovulaire du troisième type on serait cuits et puis ce serait tout, plus d’humanité sans l’armée américaine.

    Denis Villeneuve ne vit pas dans le monde réel, il n’est pas nécessairement convaincu que l’armée américaine internationale peut tout, du coup il se demande si des fois on ne pourrait pas essayer de discuter avec les types des ovules et que pour ça, vu qu’ils sont partis de chez eux en oubliant leur méthode assimil, va falloir trouver des moyens d’échanger, il y a un colonel noir, Forest Whitaker — l’un des acteurs américains les plus sous employés, je n’insinue rien — qui se demande s’il ne devrait pas prendre dans son équipe de fiers à bras tout de même, un ou deux cerveaux, et pourquoi pas, une linguiste.

    Madame la linguiste, votre mission c’est de faire en sorte que les ovules nous révèlent ce qu’elles viennent faire ici. En gros, vous devez leur poser la question What do you want ?

    Et c’est la très heureuse surprise de ce film, la linguiste en question, on a beau l’habiller en treillis et l’accompagner de types aux mâchoires carrées, la linguiste elle fout son souk sur la base, elle fait sa révolution et elle trouve le moyen, très lent certes, mais néanmoins prometteur, de discuter aimablement avec les habitants des ovules qui sont en fait de très très très grands heptapodes, des pieuvres surdimensionnées de la taille de l’étang de Saint-Mandé, du coup ils ne doivent pas avoir beaucoup de place dans leur ovule, et qui parlent en écrivant des signes de prime abord indéchiffrables, mais avec une linguiste pareille, on va finir par se comprendre, restera la question des accents régionaux, mais nous n’en sommes pas encore là, lesquels signes sont produits à l’aide d’une encre dont on fera les livres électroniques du XXIIIème siècle. Quand elle ne planche pas sur les derniers caractères des heptapodes notre linguiste tout terrain donne des cours de sémantique au colonel en lui expliquant, par exemple, que what do you want c’est pas hyperfacile à dire en heptapode et que cela engage tout un tas de considérations linguistiques, que l’on risque, à tout moment, de faire des contresens, qu’en hectopode il y a une gutturalité qui est compliquée à produire avec un larynx humain, et qu’il va falloir être patient mon colonel.

    Les scènes de dialogues, d’apprentissage de la langue et de considérations linguistiques doivent occuper une bonne moitié du film, elles sont très bien filmées dans un éclairage magnifique, le récit est admirablement monté avec une révélation étonnante à la fin, les flashbacks n’étaient pas des flashbacks mais des flashforwards , on n’a pas échangé un seul coup de feu ou de bombe atomique avec les ovules — une petite explosion malgré tout mais c’est le fait isolé de quelques personnages qui se sont trompés de film, bref avec des méthodes pareilles Denis Villeneuve n’est pas prêt de faire carrière à Hollywood, on ne peut pas mobiliser, comme cela, pour de bêtes problèmes de linguistique, l’armée américaine du monde et ne pas exiger d’elle un minimum de coups de feu, il y a des choses qui ne se font pas. Et sans doute la pépite de ce film est à trouver dans cette scène remarquable de la potentielle erreur de traduction entre arme et outil entre les heptapodes, pour les heptapodes le langage est une arme. Du coup l’armée américaine du monde est désarmée. Par la langage. En tant qu’arme.

    Exercice #62 de Henry Carroll : Composez une photographie dans l’intention de l’afficher à l’envers

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