• Voyage dans l’Amérique en guerre (3/4) : sur le front intérieur

    http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2017/01/05/voyage-dans-l-amerique-en-guerre-3-4-sur-le-front-interieur_5058295_3222.htm

    Au nom de la lutte contre le djihadisme, le 11-Septembre a précipité les Etats-Unis dans quinze années de combats. Troisième volet de notre reportage sur l’islam et la surveillance.

    A l’autre bout du pays, à Charlottesville (Virginie), un autre admirateur du général Petraeus a emprunté un tout autre chemin. Devenu opposant à la guerre, même s’il reste solidaire de ses camarades militaires, le pilote d’hélicoptère Tim Leroux, qui a servi à Mossoul sous ­Petraeus, se consacre aux Afghans et aux Irakiens qui ont émigré aux Etats-Unis, ainsi qu’aux immigrés récents tels que les Syriens. « De tous les êtres humains que j’ai eu la chance de rencontrer, j’ai deux hommes dans mon panthéon personnel : David Petraeus et M. Khan », assène Tim Leroux.

    Khizr Khan est devenu une gloire de Charlottesville depuis son apparition à la convention démocrate estivale, où il a brandi la Constitution des Etats-Unis en réponse à une promesse de campagne de Donald Trump d’interdire aux musulmans l’entrée du pays, accusant le candidat républicain de ne jamais l’avoir lue, et surtout depuis la réplique de Trump, insultante pour Khizr et Ghazala Khan, une famille intouchable depuis la mort du capitaine Humayun Khan, leur fils, tué en 2004 à Bakouba, en Irak.

    La famille musulmane la plus célèbre de l’année en Amérique a gardé avec l’armée et le régiment du fils défunt une relation exceptionnelle. Les Khan invitent chaque promotion de cadets à une réception dans leur jardin. Khizr Khan, après les avoir amenés dans le salon de réception transformé en ­mémorial à la gloire du disparu, leur offre à chacun cette Constitution américaine dont une pile trône sur la cheminée et dont un exemplaire ne le quitte jamais.

    « Je crois que les gens qui haïssent le plus la guerre sont les soldats et leurs familles, même si nous étions très fiers de notre fils, qui disait vouloir “vivre dans l’honneur”, raconte Khizr Khan. Quand le temps fut venu de partir en Irak, je lui ai conseillé de tenter d’éviter d’être déployé. Il m’a répondu que jamais il n’abandonnerait les hommes de son unité. Alors que Mme Khan et moi-même étions très engagés contre cette guerre d’Irak, lui, qui pensait aussi que ce conflit était une erreur, veillait sur ses soldats. Et il voulait être “un pont entre Irakiens et Américains”, comme il disait. Le vendredi, à Bakouba, il priait avec les Irakiens, qui l’appelaient “notre capitaine” et qui nous ont écrit après sa mort. »

    Khizr Muazzam Khan et Ghazala Khan, les parents d’Humayun Khan, à Charlottesville (Virginie), le 22 septembre 2016.

    Un jour, une voiture suspectée d’être piégée s’approche du poste où se trouve le capitaine Khan. Pour les protéger, il ordonne à ses hommes de rester en arrière. Il s’avance seul pour contrôler le véhicule, qui explose. Il est la seule victime de l’attentat avec les deux kamikazes. Décoré à titre posthume de la Bronze Star et de la Purple Heart, le capitaine est enterré dans la « section 60 » du cimetière national d’Arlington, là où reposent les soldats tués dans les guerres d’Afghanistan et d’Irak. Quelques jours après la commémoration du 11-Septembre, cette année, sa tombe, ornée de drapeaux américains et parsemée de lettres, était fleurie par des inconnus.

    De manière inattendue, les Khan, plus habitués aux hommages qu’aux insultes, ont été pris dans le tourbillon de la politique, et plus particulièrement dans la vision compliquée que le pays a aujourd’hui de l’islam. L’Amérique entretient un rapport passionnel avec la religion, le président prête serment sur la ­Bible, les télé-évangélistes transportent les foules, les églises sont le ciment de la communauté. Avec la même passion, la campagne de Donald Trump a fait surgir une critique virulente, voire une haine de l’islam.
    Les tueries notamment de Fort Hood, en 2009, et de Boston, en 2013, et, depuis un an, les attaques de San Bernardino et d’Orlando ont mis le pays en émoi

    Ghazala Khan raconte qu’« il est pourtant ­facile d’être musulman dans ce pays » et relate « les invitations des amis et voisins à parler de l’islam dans les églises ». Malgré la perte du fils aimé, parti faire une guerre qu’il n’approuvait pas, malgré les insultes de Donald Trump sur le voile de Ghazala, le couple Khan reste convaincu de vivre en terre promise. « La peur instinctive des musulmans, quand on regarde la télévision et les horribles nouvelles du monde entier, est presque légitime, pense Khizr Khan. Ces terroristes se sont accaparés notre religion et nous ont fait faire un saut de trente ans en arrière. Tous les musulmans du monde doivent se dresser contre eux, s’ériger en rempart ! »

    La peur du « terrorisme intérieur »

    Attentifs à ceux qui, comme eux, ont choisi l’Amérique comme terre d’exil, les Khan ont naturellement croisé le chemin de Tim ­Leroux. Charlottesville et sa région ont déjà accueilli beaucoup d’Afghans et d’Irakiens, venus grâce à des programmes spéciaux destinés aux citoyens de ces deux pays un temps occupés par les Etats-Unis. Leroux, ex-lieutenant-colonel, pilote d’hélicoptère Apache pendant vingt ans, qui s’est engagé « après avoir vu Top Gun, pour la gloire et les jolies femmes » et ayant connu « dix ans de paix suivis de dix ans de guerre », entraîne le visiteur, un pack de Coca à la main, sur le balcon du jardin.

    Medals and a training ceremony dedicated to fallen U.S. captain Humayun Saqib Muazzam Khan, are seen in his parents’ home in Charlottesville, Virginia on Sept. 22, 2016.

    « Lorsque nous avons envahi l’Irak, je travaillais pour le général Petraeus à Mossoul et j’étais convaincu de faire le bien. Nous allions libérer l’Irak et rentrer à la maison. J’ai mis des années à changer d’avis et à devenir très critique sur la politique de sécurité nationale des Etats-Unis. Lorsque quelqu’un, encore aujourd’hui, défend cette invasion, cela me paraît être de la pure folie. » Tim Leroux reprend une gorgée de Coca. Puis il raconte comment il est devenu la personne de référence pour les Afghans et les Irakiens qui atterrissent à Charlottesville. « L’une des raisons est probablement qu’il n’est pas un jour où je ne pense à M. Abbas, qui était mon traducteur en Irak et m’a sauvé la vie dans une embuscade tendue par des insurgés. J’ai perdu sa trace, mais il est dans mon cœur pour toujours. »

    Leroux s’est engagé à aider les familles ayant obtenu le visa spécial auquel ont droit ceux qui ont travaillé au moins un an pour l’armée américaine en Afghanistan ou en Irak, puis a étendu son action aux réfugiés de Syrie et d’ailleurs. Il s’est personnellement occupé de l’accueil de 62 familles. Son meilleur ami issu de ces communautés est Muhammad Wali Tasleem, un soldat qui a combattu treize ans les talibans dans les forces spéciales américaines et afghanes et qui travaille aujourd’hui à la caisse d’une station-service de Charlottesville.

    Muhammad Wali Tasleem et son meilleur ami Tim Leroux, à Charlottesville (Virginie), le 22 septembre.

    Tasleem a servi, prenant la suite de son père et de son oncle, avec les moudjahidin ­d’Ahmad Chah Massoud, l’emblématique chef de guerre afghan assassiné sur ordre de Ben Laden deux jours avant le 11-Septembre. Le chef djihadiste pensait que seul le commandant Massoud pouvait reconquérir l’Afghanistan contrôlé par les talibans : il n’avait pas tort, sauf que les hommes de Massoud sont parvenus à les renverser même une fois leur chef mort, avec l’aide des bombardiers et des forces spéciales américaines.

    « Ma famille a perdu beaucoup de monde dans le combat contre les talibans et Al-Qaida, et en tant que soldat j’ai perdu une vingtaine de mes camarades, raconte Wali Tasleem d’une voix neutre. J’ai passé treize ans à combattre sur les lignes de front les plus dures. Puis, il a fallu que je pense à l’avenir de mes cinq fils, et j’ai émigré aux Etats-Unis. L’arrivée a été difficile. Jusqu’à ce que je rencontre M. Tim. Il nous a beaucoup aidés, j’ai trouvé un travail, et mes enfants vont dans la meilleure école du coin. Maintenant, il faut que ma femme s’intègre aussi, qu’elle apprenne l’anglais et passe le permis de conduire. »
    Tasleem réfléchit. « Aujourd’hui je suis un musulman américain. C’est mon nouveau pays. Comme pour les Khan. Mais je vois bien que beaucoup de gens ici considèrent tous les musulmans comme des terroristes… » Il a dû quitter un premier emploi de garde de sécurité à l’université parce que, sans dire un mot, avec son visage buriné et ses yeux noirs perçants, il avait effrayé une étudiante qui s’en était émue auprès de la direction du campus.

    « La peur instinctive des musulmans, quand on regarde la télévision et les horribles nouvelles du monde entier, est presque légitime », pense Khizr Khan, dont le fils a été tué en Irak
    Car une des menaces qui s’est développée depuis quinze ans, depuis que le monde du djihad est passé de la cellule d’agents clandestins à l’ère du Web et des réseaux sociaux, ce sont ces jeunes inspirés par Al-Qaida ou plus récemment par l’Etat islamique, et qui deviennent ce que les services de renseignement décrivent comme des « loups solitaires ».

    Depuis l’affaire la plus retentissante de ces quinze dernières années, celle d’Anwar Al-Awlaki, un imam américano-yéménite devenu une figure très influente d’Al-Qaida dans la péninsule Arabique qu’Obama a fait exécuter en 2011 par un drone, malgré sa citoyenneté américaine et les problèmes juridiques que cela pouvait poser, les cas de radicalisation se sont multipliés. Les tueries notamment de Fort Hood, en 2009, et de Boston, en 2013, et, depuis un an, les attaques de San Bernardino et d’Orlando ont mis le pays en émoi.

    « Cette peur du “djihadiste américain” est irrationnelle, c’est un problème mineur ici, pense Peter Bergen, journaliste à CNN entré dans la légende pour avoir recueilli la déclaration de guerre de Ben Laden aux Etats-Unis en 1997, chercheur au think tank New America et auteur de United States of Jihad (non traduit, Crown, 2016). Nous n’avons eu que huit retours d’Américains de Syrie : sept sont en prison et le dernier est mort. Nous avons 360 procédures judiciaires ayant abouti à une condamnation, principalement contre des types qui se sont radicalisés à la maison devant leur ordinateur… Et puis les Etats-Unis sont objectivement l’un des meilleurs pays occidentaux pour un musulman. Le “rêve américain” fonctionne toujours. »

    En septembre, des attentats à la bombe ont été perpétrés à New York et dans le New Jersey. L’auteur des attaques, Ahmad Khan ­Rahimi, arrêté par la police, est afghan. Cela met Tasleem « très en colère ». « C’est justement à cause de ces problèmes qu’il faut ouvrir les bras aux réfugiés, pense Tim Leroux. Les enfants de Wali reçoivent parfois des pierres lorsqu’ils jouent au square, et ils se font traiter de terroristes. Si l’on ne s’occupe pas bien d’eux, qui dit que l’un des cinq ne peut pas un jour mal tourner ? Nous devons non seulement leur montrer du respect, mais être conscients que le premier rempart contre une éventuelle radicalisation d’un de ses fils, c’est Wali lui-même. Nous avons le devoir de l’aider à réussir l’éducation de ses enfants. »
    Bientôt, Tim Leroux va présenter Khizr Khan, le juriste, à Muhammad Wali Tasleem, le guerrier. Ce dernier veut obtenir la citoyenneté américaine et réussir l’intégration de ses enfants. Puis il espère repartir, seul, en Afghanistan, si la guerre y dure encore. Tant qu’il y aura un djihadiste à tuer. « Un jour, je veux retourner combattre pour mon pays », murmure-t-il. « Wali est un pur guerrier, constate Tim Leroux. La vie, c’est comme ça : certains sont nés pour être soldat. » Le pilote d’hélicoptère ne s’inclut pas dans cette catégorie d’hommes. Lui ne songe désormais qu’à s’occuper de ses enfants et de sa communauté et, après dix ans de guerre, il est devenu un opposant virulent aux interventions étrangères.

    L’ère de Big Brother

    Les autres Américains qui critiquent de façon virulente l’ère post-11-Septembre, au-delà des conflits armés, sont ceux qui s’interrogent sur la transformation profonde de la société américaine. Les valeurs ont changé, le pays se referme sur lui-même, l’inquiétude envers le monde et envers l’étranger s’incruste dans les esprits. Et, dans une Amérique qui a toujours brandi le mot « liberté » en étendard, on sent une acceptation résignée d’une société de la peur et de la surveillance. La menace a abouti, depuis le Patriot Act de l’administration Bush, à des restrictions majeures des libertés individuelles.


    Des militants pacifistes, à Wheatland (Californie), le 26 septembre 2016.

    « Si nous avions imaginé il y a quinze ans ce que la NSA fait aujourd’hui, on aurait pris ça pour de la science-fiction ou pour des théories de la conspiration, remarque Tom Keenan, le directeur des programmes sur les droits de l’homme du Bard College, à New York. Et maintenant que la communauté du renseignement dispose de tels outils, personne, aucun président ni aucune opposition, ne les leur fera abandonner. » Les révélations d’Edward Snowden sur le programme de surveillance de la NSA ont certes lancé un débat, mais elles n’ont eu aucun effet politique.

    « Les programmes technologiques et biométriques du Pentagone en Afghanistan, où chaque villageois est enregistré dans une gigantesque base de données avec son ADN, ses empreintes digitales et sa reconnaissance faciale, ont été mis à la disposition du FBI pour la population américaine, raconte Jennifer Lynch, qui travaille sur le rapport entre technologies et libertés à l’Electronic Frontier Foundation, à San Francisco. Et, outre le FBI, des villes comme New York, Chicago et Los ­Angeles sont également très avancées dans leurs programmes de surveillance totale de la population par reconnaissance faciale dans la rue et d’identification des plaques d’immatriculation des voitures. C’est un suivi de chaque individu de manière indiscriminée. »

    « Si nous avions imaginé il y a quinze ans ce que la NSA fait aujourd’hui, on aurait pris ça pour de la science-fiction ou pour des théories de la conspiration », remarque Tom Keenan, le directeur des programmes sur les droits de l’homme du Bard College, à New York
    Les drones aussi ont du succès, et des usages multiples. « Nous pensons que le FBI, qui ne le reconnaît pas encore, fait survoler des manifestations par des drones qui “aspirent” l’ensemble des données des smartphones », accuse Jennifer Lynch. La collecte de renseignements, à la fois massive et très ciblée si nécessaire, devenue une évidence du champ de bataille de l’après-11-Septembre, menace l’Amérique.

    Pour la première fois cette année, un robot armé, testé en Afghanistan et en Irak, a été utilisé sur le sol américain pour tuer, à Dallas, un homme qui venait de tirer sur des policiers. Les forces de l’ordre ont adoré le robot-tueur, et s’équipent. Non seulement « Big ­Brother is watching you », pour reprendre la maxime du roman 1984, de George Orwell, mais « Big Brother is killing you » (« Big Brother te tue »).

    « Par peur d’une menace qui est tout de même exagérée, les
    Américains ont accepté un régime de surveillance qu’ils auraient trouvé totalement inacceptable avant le 11-Septembre, analyse Andrew Bacevich, un ex-colonel devenu historien et professeur à l’université de Boston, l’un des plus brillants penseurs de l’Amérique en guerre, auteur du remarquable Breach of Trust (non traduit, Picador, 2014). Ils trouvent désormais normal de sacrifier la liberté à la sécurité. »