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  • J – 118 : Ben les gars, faut pas arrêter de pousser avant que le ballon soit sorti !

    Mais en fait je comprends aussi. Mieux que tu ne crois en fait. De mon côté, alors que j’ai le sentiment d’avoir à peine effleuré les possibilités du truc, j’ai le sentiment que l’intérêt pour de telles constructions est entièrement épuisé. Je m’obstine et je ne pose pas les armes, mais des fois, certains soirs le cœur n’y est plus dans le garage, et je monte me coucher de bonne heure pour bouquiner, je me fais honte parfois. Je n’aime pas beaucoup me lamenter, mais parfois je regarde quelques années en arrière pour tenter de comprendre à quel moment cela n’a plus été possible d’attendre du visiteur de promener son mulot sur une image pour en déceler les parties cliquables par voie d’image map . Je tente de ne pas me fier à mes vieux réflexes réactionnaires s’agissant des plateformes d’entassement de billets courts et des réseaux sociaux, j’ai cependant le sentiment qu’une accélération s’est produite avec la généralisation des contenus vidéographiques centralisés sur des plateformes et je ne peux m’empêcher de le regretter amèrement, il me semble qu’il y a quinze ans tout un chacun en se fadant un langage pas super évident mais néanmoins ouvert et modulable, l’html, tout un chacun avait une chance de créer des formes propres et qu’il y a eu une manière de canalisation de ces énergies vers quelque chose de terriblement normé, la vidéographie, où tout un chacun désormais a pour modèle, finalement, la télévision, c’est-à-dire, le pire modèle de tous, et je pense même que cela va plus loin que le modèle ultime c’est le talk show à l’américaine. Cela me désole, en fait cela me désespère.

    Alors évidemment de la belle révolution culturelle telle qu’elle figurait en titre d’un très beau numéro de Manière de voir , il reste une multitude de choses, l’accès pléthorique à presque tout en matière de données, ces derniers temps, je m’amuse pas mal à tenter d’extraire un passage de chaque film que je mentionne, tout du moins ceux du patrimoine, et je finis toujours mal an bon an par retrouver la trace de ce que je cherche et chaque fois je m’étonne que ce soit désormais possible, comment aurais-je accompli un tel miracle il y a vingt ans ? Il y a la possibilité de se renseigner sur le plus aigu des sujets, ou encore de croiser les données de façon remarquable, il te reste dans le bac à légume du réfrigérateur une grosse patate douce, trois panets, quatre carottes, trois pommes de terre, tu rentres cela dans le moteur de recherche et tu sais ce que tu vas manger le soir et les enfants s’étonnent qu’un jeudi soir veille des courses tu saches leur faire un plat qu’ils n’ont jamais mangé auparavant, oui, tout cela existe bien. Et c’est génial, et sans doute sommes-nous trop gâtés pour en vouloir davantage. Mais ce tout est en vrac, et seulement en vrac.

    Cela me fait penser au marché de Gournay-en-Bray que je regrette tant, j’ai mis presque deux heures à faire mon marché la première fois parce que tous les commerçants étaient en fait des petites agriculteurs du coin qui vendaient leur production et rien de plus, du coup tu pouvais acheter des oignons à l’un mais pour l’ail il fallait voir un autre gars à l’autre bout du marché, tu avais une petite dame qui vendait des œufs de dinde dont je raffole en omelette, mais c’était quelques étals plus loin que tu trouvais l’oseille d’une voisine à elle. Mais une fois que tu avais pigé le truc c’était épatant, il y avait une sorte d’organisation poétique à tout ça et tu ne finissais par ne plus manger que du local de très bonne qualité et de saison. Il n’y a guère plus que sur seenthis que je retrouve cette logique de prédétermination souterraine.

    Il arrive de temps en temps que je sois invité pour animer des ateliers dans des écoles d’art à quelques exceptions près, l’école d’art de Pau est une exception remarquable, c’est de loin la plus belle semaine de ma vie que j’ai passée chez eux en décembre 2012, je suis effaré de constater de voir comment on exhorte les étudiants à essayer de nouvelles voies dans de nombreuses matières mais qu’au contraire pour ce qui est de l’enseignement de ce qui peut se faire en ligne, des directives et parfois même des interdits emmènent tout ce petit monde hirsute vers des standards, entre autres choses l’encouragement systématique à raisonner en terme de réseaux sociaux, c’est tellement dommage de voir ces jeunes gens dont je parierais que beaucoup ont en eux la capacité de créer des formes nouvelles qui nous permettraient à nous de sortir de l’ornière déjà énoncée, de les voir rentrer dans le rang de ce qui vire à l’obligatoire. C’est comme si je constatais chaque fois que l’avenir est, de fait, barré.

    Je n’arrive pas à comprendre comment il est tellement fréquent que je m’émerveille en découvrant des œuvres épatantes et neuves sur internet dans des sites internet tellement normés du point de vue de la présentation de la forme quant à la navigation n’en parlons même pas, c’est comme si internet n’avait jamais dépassé le livre, pire les rouleaux.

    Je donnerais tellement cher pour que l’on puisse revenir à cette forme d’enthousiasme commun qui a pu être le nôtre de 1995 à 2005, celui de la découverte de nouvelles landes chaque fois que nous ouvrions une porte et on avait presque l’embarras du choix pour ce qui était des portes. Et je me désespère, comme je te le disais au début de ce mèl d’un autre temps, du temps où on s’envoyait des bafouilles longues comme le bras au milieu de la nuit, que lorsque je démarre mon programme d’édition de pages html, tout est là devant moi, à la fois les outils et les possibles, mais alors le sentiment que cela n’intéressera plus personne de toute manière. C’est très étrange dans mon esprit cette cohabitation entre un enthousiasme à peine entamé depuis vingt ans et une certaine forme de désespoir, vois comme je reste positif, je parviens même à ne pas enfourcher mon habituelle Rosinante de Don Quichotte du Val de Marne à propos de la confiscation des contenus par les réseaux sociaux. Et pourtant, et pourtant.

    Mais alors quand je sens que ce découragement, dont j’essaye pour ma part qu’il ne soit que passager, est en fait commun aussi à des compagnons de route aussi anciens et fougueux que Julien et toi, je crois que je pourrais tout arrêter. Avec la certitude que plus personne ne s’en rendait compte.

    Donc, non les gars, on n’arrête pas de pousser, surtout pas des types brillants de votre calibre.

    Amicalement

    Phil

    J’ai fini mon cahier d’exercices de Henry Carrol

    #qui_ca