Marche ou crève - Libération

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  • Marche ou crève - Libération
    http://www.liberation.fr/debats/2017/01/10/marche-ou-creve_1540436
    #beau texte sur la #marche et le #chemin

    « Migrants », ainsi désigne-t-on, péjorativement, les arpenteurs de routes sans feu ni lieu. De manière aussi peu amène autrefois, on disait « trimardeur », « galvaudeux » pour qualifier les errants va-nu-pieds, « dos mouillés », chemineaux, colporteurs, nomades bénis ou honnis par les sédentaires selon l’époque. Comme si l’histoire du monde, tour à tour, tenait dans ces deux qualificatifs destinés à s’opposer ou à s’unir… Les randonneurs nez au vent le savent-ils ? La formidable mosaïque des pistes qu’ils arpentent, ces traces infimes dans les paysages ensauvagés, les sentes qui strient les courbes de niveau d’une vallée l’autre, franchissant cols et passes, ces drailles restaurées pour le plaisir des marcheurs d’aujourd’hui furent imprimées par la sueur, l’effort des hommes qui depuis toujours, bien avant le balisage des GR, allaient pour travailler au loin, survivre, colporter, louer leurs bras, se prêter à des négoces plus ou moins légaux, fuir, migrer vers de lointains ailleurs.

    Les chemins, alors, étaient utilitaires. On partait à pied, parce que les désordres, la survie du groupe l’exigeaient, parce qu’on était trop humble pour posséder un cheval, une voiture d’attelage. A pied, la marche signifiait vagabondage, pauvreté, elle provoquait crainte, hantise sociale. Contrebandiers, porte-balles, bergers transhumants, moissonneurs, manouvriers, marcheurs perpétuels, ceux-là s’échinaient dans des chemins façonnés par les anciens à travers les montagnes, de col en col, ils fuyaient les fonds de vallée pour des mobiles avouables ou non. « Ils ont tant marché depuis qu’ils sont hommes que la trace de leurs pas pourrait s’enrouler autour de la Terre comme une pelure d’orange », écrit Jean Giono. Il n’était alors aucun chemin qui n’aboutissait nulle part. Que celui-ci, large, empierré, tranche un plateau venteux, qu’il enlace une pente, couronne, hardi, un escarpement, longe des précipices, chaque piste avait son indispensable raison d’être. Imprimées pour relier les « pays », lieux-dits et montagnes, toutes menaient à l’homme. Ces chemins mettaient les terres à portée, pâtures d’altitude, forêts, subsistances. Ces fragiles esquisses piétinées ignoraient les frontières qui isolent, séparent. Trait d’union, les chemins rapprochaient, rassemblaient, réunissaient. La haute vallée de la Roya en est l’écrin. Aujourd’hui sauvés, défrichés pour le goût des randonneurs, sentiers et chemins rebaptisés désormais « promenade », fléchés « parcours de santé », de découverte, sont beaux comme une collection de coquillages. Mais perdre les signes de leur histoire serait faute. Devenus objets de distraction, inintelligibles, ils ne relieraient plus la mémoire des hommes. Ils ne seraient que chemins égoïstes. « Ludiques », comme on dit.