Conclusion
On pourrait se contenter, pour clore cette réponse, de noter que l’article de LO a recueilli l’accueil enthousiaste de Fourest et Clavreul – soutiens de Manuel Valls et défenseurs d’une vision intégriste de la laïcité, clairement tournée contre les Musulman-e-s – mais aussi de Natacha Polony, une figure de la pensée néo-conservatrice. Évidemment, on a les amis et les ennemis que l’on mérite. Mais l’essentiel n’est pas là : il est dans (au moins) trois divergences importantes entre nos deux organisations.
1- La première divergence concerne l’islamophobie elle-même. Contrairement à ce qu’écrit LO au début de son article, l’islamophobie va bien au-delà d’une simple « illusion », « diversion » ou « écran de fumée ». D’ailleurs, comme le rappelle Pierre Tevanian, « pour tous ceux qui ne sont pas enfumés, qui ne se la prennent pas dans la gueule cette fumée, ça a pour seul effet de les empêcher de voir une partie de la réalité. Mais pour ceux qui se la prennent en pleine face cette fumée, elle est dangereuse, elle est toxique, pour les filles voilées, pour leurs familles, pour les musulman- e-s en général. Cette loi n’a pas seulement pour effet de réduire leur champ de vision, mais de réduire leur champ de vie, de les virer de l’école, de les déscolariser, de les désocialiser, de les humilier, de les brutaliser à un âge où on est fragile. […] S’il y a écran de fumée, n’oublions pas aussi qu’il étouffe, il empoisonne une partie de la population ».
Avant de faire diversion ou de diviser, l’islamophobie constitue donc une oppression et c’est d’abord en tant qu’oppression qu’elle doit être combattue, parce qu’elle a des conséquences immédiates – matérielles, idéologiques et psychologiques – pour la vie de millions de personnes (en France et ailleurs), dont la grande majorité appartiennent aux classes populaires. C’est d’ailleurs parce qu’elle n’est pas un simple « écran de fumée », mais une oppression suscitant et reproduisant des divisions réelles au sein des classes populaires, qu’elle peut jouer actuellement un rôle si central dans les stratégies de la classe dirigeante française. Depuis une quinzaine d’années, c’est ainsi sur le dos des Musulman-e-s (mais aussi des immigré-e-s), donc sur le terrain identitaire et raciste, que les gouvernements successifs ont cherché à obtenir le consentement d’une partie au moins des travailleurs/ses à l’ordre capitaliste – là où, sur le terrain social, les travailleurs/ses restent massivement opposées à la purge néolibérale et aux politiques d’austérité.
2- Une deuxième divergence concerne le rapport aux premiers/ères concerné-e-s par cette oppression. L’offensive de l’été dernier autour du « burkini » a constitué de ce point de vue une leçon de choses : ce sont toujours aux femmes qu’on impose des injonctions vestimentaires, dans un sens ou dans un autre. Or ces injonctions participent de l’oppression des femmes, du contrôle que certains tentent de s’arroger sur leurs corps. C’est pourquoi en août dernier, en manifestant sur la plage de Port-Leucate contre la décision municipale d’interdire sur les plages le port du « burkini » (décision qui a d’ailleurs été retoquée par le Conseil d’État), nous chantions « trop couvertes ou pas assez, c’est aux femmes de décider ». Pour le dire autrement, à l’instar de la quasi-totalité des mouvements féministes dans les pays majoritairement musulmans, mouvements parfois de masse que LO choisit de superbement ignorer, nous sommes tout aussi opposé-e-s à ceux qui veulent imposer à une femme de porter tel ou tel vêtement qu’à ceux qui veulent lui imposer de le retirer.
Plus largement, nous considérons que l’auto-organisation n’est pas un slogan pour les jours de fête : les militants anticapitalistes et révolutionnaires n’ont pas à sermonner de manière paternaliste les opprimé-e-s sur la meilleure manière de mener leurs luttes. Ces derniers n’ont d’ailleurs pas attendu LO pour défendre leurs intérêts, et ils auraient pu attendre longtemps, tant – comme on l’a vu – LO se montre davantage soucieuse de dénoncer la lutte contre l’islamophobie que d’y contribuer. Ce que nous pouvons, en tant que militant-e-s et en tant qu’organisation, c’est nous faire les meilleurs alliés des luttes que mènent les opprimé-e-s, en popularisant leurs mots d’ordre, revendications et propositions quand ils nous paraissent aller dans le sens d’une politique d’émancipation et des intérêts fondamentaux de notre camp social.
C’est seulement en participant à des fronts communs et en menant des batailles communes que nous pourrons convaincre que, pour en finir réellement avec les oppressions, il faudra bâtir une unité de classe et abattre le pouvoir capitaliste par des moyens révolutionnaires. Or, dans ce combat pour l’émancipation du genre humain, ce qui compte ce n’est pas l’opinion des exploité-e-s et des opprimé-e-s sur Dieu, le salut ou l’origine du monde. Comme l’affirmait Lénine, « l’unité de cette lutte réellement révolutionnaire de la classe opprimée combattant pour se créer un paradis sur la terre nous importe plus que l’unité d’opinion des prolétaires sur le paradis du ciel ».
3- Une troisième divergence tient, enfin, dans la conception de la politique pour une organisation révolutionnaire. Comme l’illustre sa campagne présidentielle, LO se caractérise plus que jamais par une vision très étroite de la lutte politique, réduite en bonne partie aux conflits sur les lieux de travail, à la défense d’un programme d’urgence composés de revendications indispensables mais strictement économiques (augmentations de salaires, interdictions des licenciements, etc.) et à une propagande abstraite pour « le communisme » (dont LO ne dit à vrai dire pas grand-chose si on y prête attention). Comme nous l’avons écrit plus haut, ce réductionnisme économique est à mille lieues de la pratique politique qui fut celle de Marx, Lénine, Trotsky ou Luxemburg. Si une organisation à prétention révolutionnaire se complaît dans une posture de gardienne du dogme et dans une routine essentiellement destinée à s’auto-reproduire, se montrant dès lors incapable de contribuer activement aux batailles politiques menées actuellement contre l’islamophobie, l’état d’urgence ou les guerres impérialistes, quelle peut être son utilité pour modifier réellement le rapport de forces en faveur des exploité-e-s et des opprimé-e-s ?