• Ces lubies vertes qui coûtent « plus cher pour le portefeuille »

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    A mesure que les connaissances progressent, les scientifiques parviennent à chiffrer de mieux en mieux les coûts cachés des pollutions diverses

    A l’évidence, la question s’adressait plutôt à Benoît Hamon, le plus écologiste des sept prétendants à l’investiture socialiste et sorti en tête, dimanche 22 janvier, du premier tour de la primaire du Parti socialiste (PS) et de ses alliés. « Est-ce qu’il ne faut pas dire la vérité aux Français, que l’environnement, ça coûte plus cher pour le portefeuille ? », demandait la journaliste Ruth Elkrief, au cours du deuxième des trois débats préalables au scrutin, avant d’ajouter : « Est-ce que mettre fin au diesel n’est pas une question de bobos ? »

    Notons d’abord un superbe reductio ad bobotum, cet artifice rhétorique consistant à disqualifier toute préoccupation sanitaire, environnementale, éthique, etc., en la réduisant à une lubie de « bobos » – cette population coupable d’une variété de méfaits dont les principaux sont leurs penchants pour la bicyclette et le vin naturel.
    Passons, donc, sur la forme et penchons-nous plutôt sur le fond de la question. Préserver l’environnement coûterait « plus cher pour le portefeuille » que ne rien faire. Il s’agirait là, en outre, de « la vérité ». Hélas ! L’exemple du diesel, mis en avant par Ruth Elkrief pour illustrer cette assertion, est mal choisi : la pollution atmosphérique – dont les moteurs diesel sont un important contributeur – coûte chaque année quelque 100 milliards d’euros à la France.

    Coûts cachés des pollutions

    100 milliards d’euros ? Il est vrai que ce chiffre, établi en juillet 2015 par une commission d’enquête du Sénat, ne veut, à lui seul, pas dire grand-chose : il agrège des coûts sociaux (décès prématurés, baisse de la qualité de vie, etc.) dont le chiffrage est périlleux. Mais même en limitant l’analyse à ses seuls coûts financiers tangibles, dus à des maladies (qu’il faut bien soigner), à la dégradation du bâti (qu’il faut bien réparer) ou même à la baisse des rendements agricoles (qui sont autant de pertes pour les agriculteurs), la pollution de l’air pèse, a minima, pour plus de 7,5 milliards d’euros par an.

    Au lieu d’être engagé par la collectivité pour réparer des dégâts, cet argent pourrait être investi dans des projets plus utiles à la société… Nous supportons collectivement les coûts cachés – les « externalités négatives », disent les économistes – de mauvais choix politiques et industriels. L’environnement est le territoire par excellence où se manifestent de telles externalités. A mesure que les connaissances progressent, les scientifiques parviennent à chiffrer de mieux en mieux les coûts cachés des pollutions diverses et dégonflent la baudruche du « l’environnement, ça coûte plus cher pour le portefeuille ».

    C’est vrai pour la pollution de l’air, mais aussi pour les pesticides agricoles (insecticides, herbicides, etc.). Une synthèse de la littérature, publiée, en mars 2016, dans Sustainable Agriculture Reviews par Denis Bourguet et Thomas Guillemaud, chercheurs à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), mettait ainsi en cause le bénéfice économique des produits phytosanitaires, une fois intégrées leurs externalités (dégâts sur la biodiversité, sur la ressource en eau, sur la santé, etc.).

    Une autre analyse, dirigée par Leonardo Trasande (université de New York) et publiée en mars 2015 dans le Journal of Clinical Endocrinology and Metabolism, évaluait pour sa part à environ 157 milliards d’euros le fardeau économique annuel des perturbateurs endocriniens (pesticides, plastifiants, etc.) en Europe, en tenant uniquement compte de leurs impacts sanitaires.

    Ainsi, la dégradation de l’environnement au sens large ne nous coûte pas moins cher. Elle pèse au contraire de tout son poids sur l’économie. Mais elle le fait discrètement : ces externalités négatives se manifestent en effet de manière diffuse dans l’espace et différée dans le temps.

    Le cas de l’amiante

    Souvenez-vous de l’amiante. Dans les années 1990, ses importateurs et transformateurs juraient la main sur le cœur que la fibre minérale était sans risque lorsque son usage était « contrôlé », qu’il n’existait aucune alternative économiquement viable à son utilisation, que son interdiction déclencherait un armageddon industriel, etc. Bannir l’amiante coûtait « plus cher pour le portefeuille » que le garder dans nos plaquettes de frein et nos faux plafonds.

    L’amiante a aujourd’hui déserté les pages des journaux. La bataille pour son interdiction nous semble de l’histoire ancienne et, pourtant, il continue de peser sur la santé de milliers d’hommes et de femmes, et accessoirement sur les finances publiques. Le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante dédommage, chaque année, les travailleurs malades ou mourants, et leurs ayants droit.

    Entre 2001 et 2016, environ 5 milliards d’euros leur ont été versés, soit une moyenne de quelque 350 millions d’euros par an (450 millions d’euros en 2016). Bien sûr, tout cela est pris en charge par la branche « accidents du travail » de la Sécurité sociale, et de manière marginale par l’Etat, non par les industriels en cause dans ce désastre sanitaire, éthique et aussi économique.

    C’est d’autant plus choquant que nul ne pouvait ignorer, depuis l’étude princeps de Christopher Wagner, publiée en 1960 dans le British Journal of Industrial Medicine, que l’exposition à des niveaux, même très faibles, de fibres d’amiante fait courir un risque significatif de contracter le cancer de la plèvre. Au lieu de mettre la main à leur portefeuille pour trouver des alternatives à l’« or blanc », les industriels de l’amiante ont lutté pour le maintenir sur le marché. Ils ont économisé (un peu), en conséquence de quoi nous payons aujourd’hui collectivement (beaucoup).

    A une précision près, la réflexion de la journaliste n’était donc pas complètement trompeuse. Préserver l’environnement peut en effet coûter un peu « plus cher au portefeuille ». Mais ce n’est pas du nôtre qu’il s’agit.