• J – 104 : Il se passe quelque chose. Quelque chose de très neuf pour moi. On me prend au sérieux. Avant, et cela me peinait quand même, on ne me prenait jamais au sérieux, à quelques exceptions près ? le numéro 109 de Manière de voir et Formes d’une guerre . Mes deux horizons professionnels insurpassés. Pour le moment.

    Et cela change beaucoup de choses. Il semble même, de façon objective, scientifique presque, que cela produit ces deux effets étranges sur ma santé, je respire mieux (les tests effectués par ma pneumologue sont à ce sujet fort concluants) et je perds du poids (ou est-ce ma balance qui trouve épuisant de mesurer ma masse et finit par afficher des chiffres qui manquent de précision pour côtoyer de près les limites de ses capacités si je me fie aux indications sur son envers.

    L’été dernier mon éditeur, j’aime bien dire mon éditeur , m’a accueilli dans sa maison et quand nous avons travaillé de concert sur Une Fuite en Égypte , je n’ai pas cessé d’être surpris que je n’avais pas besoin de me battre pour faire entendre mon point de vue, rétrospectivement, il m’a laissé faire un peu comme je voulais par exemple pour des choix aussi importants que le choix de l’image pour la couverture et du coup l’extrait que j’ai choisi pour mettre en regard de ce choix d’image un peu décalé tout de même, pour la photographie de moi, il s’est rangé derrière mon choix d’une photographie sur laquelle j’ai les yeux fermés, bref tout ceci était un peu nouveau pour moi, il faut bien le dire.

    Cet après-midi, j’avais rendez-vous dans un café à Paris avec mon producteur, j’aime bien dire mon producteur , qui est en train de boucler un dossier de demande de subventions en s’appuyant sur mon script pour la Petite fille qui sautait sur les genoux de Céline que je trouve pourtant bien fragile.

    Et je rencontre donc un jeune homme à l’œil vif et doux qui me fait signer un contrat en bonne et due forme dans la plus insolente des confiances, du coup je me demande si je suis vraiment obligé de faire comme je le fais de pérorer à propos du livre que je suis en train de lire, et que j’étais effectivement en train de lire en l’attendant, Merci aux ambitieux de s’occuper du monde à ma place de Georges Picard, de lui expliquer par exemple que ce livre est pour moi comme tous les autres livres que j’ai lus du même auteurs, une fois tous les lustres finalement, un livre avec un très bon titre dont le début est assez enlevé avant que l’on ne comprenne avec retard que c’est écrit par un esprit aigri, revenu de tout et qui jouit surtout de la bienveillance d’un éditeur (et quel !) pour écouler par écrit sa râlerie de vieux con qui pense encore que son point de vue peut avoir la moindre incidence et même trouver quelque audience auprès des plus jeunes, ou encore de lui parler avec une telle assurance — finalement est-ce une si bonne idée de contribuer à une telle aisance de ma part, j’en suis reconnaissant pour ce qui est des répercussions heureuses sur ma santé, mais je ferais bien de me gendarmer que de telles conséquences fastes ne soient pas au prix de telles péroraisons — j’aime bien le verbe pérorer et j’aime beaucoup le mot péroraison — surtout auprès de jeune gens qui ont sans doute des choses beaucoup plus intéressantes et constructives à faire que de soigner un vieil obèse pneumo insuffisant de mon poil.

    Il serait presque à espérer que d’ici un mois ou deux quelques critiques littéraires me tombent assez radicalement sur le râble et étrillent Une Fuite en Egypte , qu’Éric Chevillard me démollisse (et m’en fasse voir de toutes les couleurs) comme lui seul sait démollir du haut de sa chronique désopilante du Monde, que je finisse par rentrer sous terre et que j’y reprenne une place que je n’aurais jamais dû quitter, et qui étais-je pour pareillement pousser du col ?

    Oui, finalement, je ne peux pas donner tort à ceux qui jusqu’alors étaient dans le vrai et ne me prenaient pas au sérieux, dussé-je en souffrir.

    #qui_ca