• J – 102 : Telle est l’incroyable grandeur de la scène des Instants chavirés . Pendant les trois prochaines semaines la programmation est compacte et sans fissures et cela commence donc ce soir avec le duo de Fred Van Rohe (piano — le Bösendorfer des Instants qui en aura vu de toutes les couleurs quand on y pense) et Roger Turner (batterie non limitative).

    Fred Van Rohe est un très vieux monsieur, il a l’âge de mon père, qui se hisse avec peine mais envie sur la scène via le petit escalier des Instants, mais une fois calé derrière le piano, il est comme un gamin et c’est tout juste s’il attend que son jeune, plus jeune que lui, batteur s’installer derrière ses fûts, Roger Turner est un type de grande taille qui joue sur une toute petite batterie, ses genoux en enserrant la caisse claire ne cessent de butter contre les limites de la grosse caisse, un adulte qui tenterait à tout prix d’enfourcher le vélo de son enfant, donc à peine assis Fred Van Rohe démarre d’abord piano, pour rapidement entrer dans le vif du sujet, une sorte de Cecil Taylor mâtiné de Steve Reich.

    Ma surprise vient surtout du jeu de Roger Turner qui est à la fois arythmique (quand on exclue quelques drives de cymbale dont on peut se demander s’ils ne servent pas surtout, mais pas seulement, à patienter pendant qu’il farfouille dans un arsenal pléthorique d’objets contondants et de cymbales à main et autres petits objets au rapport bruit/taille avantageux) et pas toujours très percussif, Roger Turner promène et fait survoler baguettes, tiges en acier et balais sur un set selon des gestes qui sont dû lui demander quelques journées d’entraînement pour parvenir à pareillement les canaliser, les repères rythmiques sont presque inexistants et on assiste à une inversion des rôles quasiment entre le piano qui sert de boussole et la batterie qui brode.

    Je repense à un très lointain concert de Paul Bley et John Surman, Gary Peacock à la contrebasse et donc Toni Oxley à la batterie, l’installation du set de ce dernier ayant pris trois bons quarts d’heures, cela commençait à siffler un peu dans la salle mais nous avons tous fini par comprendre que cette installation avait tout son sens parce qu’elle ne cessait d’anticiper les ricochets entre cymbales et timbales

    Les deux musiciens ne semblent pas beaucoup échanger, pas même quelques regards et il est étonnant de les entendre se retrouver sans mal pour des fins cut de morceaux au long cours. C’est une musique passionnante qui est fabriquée littéralement sous nos oreilles, entièrement improvisée selon des grammaires acquises depuis longtemps, plus jamais révisées, tenues pour correctes et non fautives depuis des lustres, ce qu’ils jouent-là n’aurait rien à voir s’ils l’avaient joué une heure plus tôt ou une heure plus tard, en cela c’est une matière brute que l’on débite à intervalles données laissant à voir des tranches sans cesse changeantes, comme le sont les sculptures de Ulrich Rückheim.

    Et l’un des grands bonheurs des Instants c’est de pouvoir être le nez sur ce que font les musiciens ou encore d’engager librement la conversation avec eux à la fin du concert, ne serait-ce que pour les remercier de certains de ces voyages invraisemblables dans lesquels ils nous entraînent.

    Fred Van Rohe :
    http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/sons/van_rohe_gratkowski_oxley.mp3

    Roger Turner :
    http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/sons/turner_yoshihide.mp3

    Les deux, ensemble :
    http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/videos/049.htm

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