Au dix neuvième siècle les capitalistes britanniques exploitaient sans scrupules les soldats encore àprès leur mort. Depuis la première guerre mondiale les hécatombes atteignent des dimensions qui poussent les états à tenter l’apaisement des survivants en fournissant des sépultures individuelles à un maximum de tombés. Les progrès dans la fabrication d’engrais chimiques leur facilitent la tâche.
21.6.2022 par Bernadette Arnaud - Des fouilles archéologiques menées depuis 2015 sur le site de la bataille de Waterloo (1815) n’ont livré que de très rares restes humains... Or ces modestes découvertes soulèvent une question majeure : où sont passés les corps des dizaines de milliers d’hommes et de chevaux de cette bataille napoléonienne ? Une explication, -peu relayée tant elle est macabre-, voudrait qu’ils aient pu être transformés en engrais à usage agricole… Un mystère qui devrait être prochainement réexaminé par de nouvelles fouilles archéologiques menées sur le célèbre site.
Comme chaque année depuis 2015, -hors la période de pandémie de Covid-19-, l’organisation britannique « Waterloo Uncovered », un organisme qui travaille en coopération avec des militaires blessés ou atteint du syndrome de stress post-traumatique (SSPT), participe à des recherches archéologiques dans la plaine de Waterloo (Belgique), lieu de la grande bataille napoléonienne de 1815. Sous la houlette de l’archéologue Tony Pollard, directeur du Centre d’Archéologie des Champs de batailles de l’Université de Glasgow (Ecosse), une soixantaine de participants ont déjà exploré de nombreux secteurs du champ de bataille. En 2019, passant particulièrement au crible les alentours de la ferme de Mont-Saint-Jean, l’un des épicentres des combats, ils avaient ainsi été mis au jour des munitions et surtout trois os provenant de membres inférieurs - probablement issus d’amputation - dégagés à proximité du bâtiment ayant servi d’hôpital de campagne. L’un des os dégagés portait encore des marques de scie... « Cette découverte poignante a immédiatement transformé l’atmosphère de la fouille, tissant un lien direct entre les personnes qui avaient souffert ici en 1815 et les soldats vétérans présents », avait alors déclaré Tony Pollard dans une interview au Guardian.
Un des rares ossements humains mis au jour dans la plaine de Waterloo, lors de fouilles archéologiques. Crédits : Waterloo UncoveredUne pénurie de restes humains qui interroge
L’exhumation de ces restes humains constituait surtout une première pour l’archéologue écossais qui étudie la plaine de la bataille de Waterloo, « le plus affreux carnage que j’ai jamais vu », selon le maréchal Ney (1769-1815). La pénurie d’ossements exhumés intrigue en effet depuis longtemps le spécialiste : à ce jour, sur ce site où se sont affrontés près de 269.000 hommes et où 47.000 d’entre eux environ ont perdu la vie ou ont été blessés, un seul squelette complet a été récupéré ! En 2012, lors du creusement d’un parking, la dépouille d’un soldat a en effet été recueillie. Il appartenait à la King’s German Legion (KGL) du roi Georges III, des unités militaires hanovriennes formées en Grande-Bretagne et Irlande entre 1803 et 1816. La balle de mousquet ayant entrainé sa mort a même été retrouvée au milieu de ses côtes, l’ensemble étant désormais exposé dans le musée du site.
"La Bataille de Waterloo, le 18 juin 1815", par Clément Auguste Andrieux (1829-1880). Crédits : AFPA la recherche des fosses communes
Que sont donc devenues les dépouilles des soldats de Waterloo ? Interrogation à laquelle Tony Pollard vient de consacrer un article dans le Journal of Conflict Archaeology paru ce 18 juin 2022. L’archéologue écossais y développe en effet une hypothèse : « S’il est extrêmement rare de trouver des restes humains sur ce champ de bataille, c’est que de nombreuses fosses communes ont été pillées et les os broyés pour être utilisés comme engrais dans les années qui ont suivi la bataille de 1815 ». Des propos qu’il avait déjà tenu dans un article du Telegraph le 17 juillet 2019 relayé par le très sérieux Smithsonian Institute du 18 juillet 2019 qui évoquait de son côté « les fabricants d’engrais anglais qui récupéraient ces os »… ! Diantre ! Dans la presse anglo-saxonne, les choses semblaient établies ! Mais de ce côté-ci de la Manche ? Sommes-nous face à une rumeur, un élément de folklore à classer dans la longue liste des légendes urbaines ? Ou bien s’agit-il de faits historiques avérés ? A bien lire ce qui a été écrit autour des affrontements homériques que furent les batailles napoléoniennes, il demeure difficile aujourd’hui encore de se faire une idée de la réalité de ces comportements profanatoires, alors que les cimetières de la Première (1914-1918) et Seconde guerres mondiales (1939-1945) sont l’objet de tous les soins et commémorations. Rappelons que la considération attribuée à l’individualisation des corps des soldats morts au combat n’est seulement advenue qu’avec la Première guerre mondiale.
Emplacements indicatifs de possibles lieux de sépultures, de concentrations de fosses, ou de bûchers, après de récentes analyses de sources. Crédits : Waterloo UncoveredToujours est-il que pour tenter de cartographier l’emplacement des fosses et lieux de sépultures non repérés à ce jour, l’archéologue écossais raconte avoir réuni tous les témoignages d’archives et informations existants émanant de témoins oculaires présents au lendemain de la bataille de 1815. Des croquis, des peintures, des récits, signalant des lieux où avaient été creusées des fosses, grandes ou petites (cf. carte). En particulier des dessins récemment découverts, et des lettres et documents personnels inédits d’un certain James Ker, un marchand écossais vivant à Bruxelles au moment de l’affrontement, dont les informations recueillies à Waterloo dès le 19 juin 1815 n’avaient jamais été publiées. « Il serait vraiment intéressant de retrouver l’emplacement des fosses desquelles des os ont été extraits, car toute perturbation produit des anomalies géophysiques dans les sols », explique ainsi Tony Pollard. Pour tenter de les localiser, des relevés du champ de bataille utilisant des méthodes électromagnétiques devraient démarrer au cours des prochaines fouilles archéologiques. Interrogé, le Dr. Kevin Linch, expert en guerres napoléoniennes à l’Université de Leeds (qui ne participe pas à ces recherches), a déclaré de son côté, « qu’il y avait de bonnes raisons de penser que les os des morts avaient été prélevés pour être utilisés comme engrais ». Des travaux prochains qu’approuvent la Napoleonic & Revolutionnary War Graves Charity, pour lequel il serait important de retrouver et connaitre ce qui est véritablement advenu des dépouilles.
"Enterrer les morts au Château d’Hougoumont après la bataille de Waterloo (1815)". Aquarelle de James Rouse, de 1817. Crédits : Journal of Conflict ArchaeologyCe que l’histoire nous dit, c’est qu’à Waterloo, les morts auraient été inhumés ou incinérés. Les descriptions des carnets du Capitaine Coignet (1799-1815), l’un des célèbres soldats de la Garde Impériale, n’en font pas mystère puisqu’elles indiquent que « pendant huit jours des buchers brulèrent nuit et jour » ; ou que « les dépouilles des soldats morts étaient entassés dans des fosses ». Ce qu’ont confirmé quelques autres découvertes de fosses napoléoniennes effectuées au 21e siècle, à l’instar des 3.000 squelettes exhumés à Vilnius (Lituanie) en 2001 (lire Sciences et Avenir n° 663). D’autre part, des documents rapportent que dès la fin des combats, nombreux étaient ceux qui se rendaient sur les champs de bataille pour « dépouiller » les morts, prélever les vêtements des soldats, leurs chaussures, leurs armes, -parfois jusqu’à leurs dents pour en faire des prothèses ! Une collecte d’artefacts revendus en « souvenirs » connue des historiens.
Dépouillés de leurs vêtements, de leurs biens, de leurs armes et tout ce qui pouvait avoir la moindre valeur, les morts de Waterloo ont été placés dans plusieurs fosses communes... Crédits : Journal of Conflict ArchaeologyContactés, des spécialistes de l’étude des traitements funéraires des champs de batailles ont rappelé que pour ces périodes napoléoniennes « les sites étaient complètement nettoyés après les batailles, et qu’une quinzaine de charniers sont documentés à travers l’Europe, ce qui ne correspond donc pas une absence totale de corps ». Néanmoins, la question que pose l’archéologue Tony Pollard n’est pas anodine : des milliers d’hommes -et des dizaines de milliers de chevaux- tués sur les champs de bataille des guerres napoléoniennes ont-ils connu, -ou non-, ce destin, que d’avoir au 19e siècle, été transformés en fertilisant agricole ?
Ce thème peu évoqué semble en fait lié au développement agricole de l’époque. Un sujet sur lequel travaille l’archéologue Ecossais qui a confié à Sciences et Avenir être actuellement en train d’écrire un livre sur le sujet.
Des sociétés d’engrais ont-elles fait irruption dans les sépultures des guerres napoléoniennes ?
Pour comprendre, revenons au contexte de l’époque. Au 19e siècle, l’agrochimiste allemand Justus von Liebig (1803-1873) met en lumière le principe de fertilisation. Pour croître dans de bonnes conditions, les plantes doivent pousser dans un sol riche en azote, en potassium et phosphore. L’idée majeure étant qu’une fois les récoltes effectuées, il fallait rendre à la terre les nutriments prélevés sous peine de voir les sols s’appauvrir. Mais où trouver les précieux minéraux en quantité ? Le fumier procuré par les animaux des fermes jusque-là ne suffisait plus en ces aubes de révolution industrielle et de croissance des populations à nourrir. Pour produire plus, les cultures nécessitaient l’apport de quantités massives de fertilisants.
Dans les années 1830-1840, les os, très riches en phosphate de calcium, auraient alors été considérés comme d’excellents engrais… Brûlés ou broyés ils étaient répandus dans les champs pour augmenter les rendements. Ainsi bien des fossiles paléontologiques ont-ils fini pulvérisés. Mais ils ne sont pas les seuls, semble-t-il ! Des entreprises anglaises auraient alors pensé au trésor qui se trouvait enfouis sous les champs de bataille... Elles se seraient rendues sur les sites des guerres napoléoniennes pour récupérer les ossements des soldats et chevaux tombés, ensuite broyés et vendus aux agriculteurs britanniques.
« Des fosses communes ont été vidées par des entrepreneurs à la recherche d’os utilisés comme engrais pour faire de la farine d’os dans la première moitié du 19e siècle. Il existe de nombreux journaux faisant références à cette pratique à l’époque - avec les principaux champs de bataille européens dans lesquels étaient recherchés des tombes contenant de grandes quantités d’os. Leipzig est un autre champ de bataille mentionnés dans ce contexte. Les os ont été expédiés vers des ports tels que celui de Hull en Angleterre, mais également vers l’Écosse, où ils étaient broyés pour être utilisés comme engrais afin de favoriser la croissance des cultures. Seuls les charniers valaient la peine [des fosses contenant des corps en quantité, ndlr] et des contacts locaux ont probablement dû être payés pour identifier l’emplacement de ces sépultures. Ce qui ne veut pas dire que chaque charnier a été traité de cette manière, mais beaucoup semblent l’avoir été », a expliqué à Sciences et Avenir, l’archéologue Tony Pollard, lors d’un précédent échange.
Auraient ainsi été visités les champs de bataille d’Austerlitz, Waterloo et quelques autres. En 1822, un journal britannique rapportait d’ailleurs : « On estime que plus d’un million de boisseaux d’os humains et inhumains [chevaux, ndlr] ont été importés du continent européen l’année dernière dans le port de Hull. Les quartiers de Leipzig, Austerlitz, Waterloo et de tous les lieux où se sont déroulés les principaux combats de la dernière guerre sanglante ont été balayés de la même façon par les os du héros et du cheval qu’il a montés. Ainsi rassemblés chaque trimestre, ils ont été expédiés au port de Hull, puis acheminés aux broyeurs d’os du Yorkshire, qui ont installé des moteurs à vapeur et des machines puissantes dans le but de les réduire à l’état de granulaire. [..Ils ont été envoyés principalement à Doncaster, l’un des plus grands marchés agricoles de cette partie du pays, et son vendus aux agriculteurs pour qu’ils fassent purifier leurs terres…] »
Une campagne géophysique « ambitieuse »
Dans le Journal de la société statistique de Paris, et sa séance du 4 mars 1863, on pouvait lire : « La culture anglaise est tellement pénétrée de l’importance du rôle du phosphate de chaux comme engrais, que des spéculateurs ont fouillé pour elle, tous les champs de bataille de l’Europe, et que récemment encore, des navires apportaient, dans les ports anglais, où elle se vendaient à gros bénéfice, des cargaisons d’ossements humains recueillis en Crimée ».
Toutes ces matières finirent toutefois par s’épuiser. Ces pratiques auraient cessé dans les années 1860, après une campagne de rumeurs contre les agriculteurs, soulignant qu’ils jetaient les corps de leurs propres enfants dans les champs. Il est à noter que ces mêmes usages, la transformation en engrais, concernèrent les momies égyptiennes rapportées par cargaisons entières -un fait largement confirmé par des documents historiques. A partir de 1841, remplaçant les ossements, ces engrais aurait été recherché dans les îles à guano -des montagnes de déjections d’oiseaux marins- acheminées en Grande-Bretagne et dans l’ensemble de l’Europe depuis les îles Chincha, au large des côtes du Pérou.
Pour déterminer une fois pour toute si les restes des morts de Waterloo ont fini broyés en « farine d’os », Tony Pollard et ses équipes du « Waterloo Uncovered » souhaitent pouvoir mener dans les années qui viennent, une campagne géophysique « ambitieuse » pour tenter d’identifier les zones où le sol a été perturbé et où aurait pu se trouver l’emplacement d’anciennes fosses… vidangées.
Le 18 juin 1815, se sont opposés dans la plaine de Waterloo, à 18km au sud de Bruxelles, les forces françaises constituées de 74.000 hommes et 266 canons, aux Forces alliées (195 000 hommes), composées des armées anglo-hollando-Belges : 68.000 hommes, et prussiennes : 127.000 hommes. Débutée à 11h35, la bataille s’est achevée autour de 21h par la défaite des troupes napoléoniennes. Les pertes françaises (tués et blessés) se sont élevées aux alentours de 20.000 hommes, de même que les pertes alliées, 20.000 hommes tués et blessés dont 7.000 prussiens).
Dictionnaire des batailles de Napoléon, d’Alain Pigeard, editions Taillandier.
Forces en présence dans la plaine de Waterloo, le 18 juin 1815 (en bleu, les armées napoléoniennes). Crédits : Journal of Conflict Archaeology