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  • J-91 : Voilà typiquement comment se passe le travail d’équipe quand j’écris un roman. Je sais travail d’équipe pour écrire un roman cela jure un peu, mais je m’en voudrais que certaines contributions, majeures, soient ignorées.

    D’abord j’écris tout seul dans mon coin. C’est classique, je n’invente rien. Je lis, je relis ce que j’ai écrit, je le transforme, j’ajoute, je retire, je modifie, j’enlève l’excédent de gras, en général j’en ajoute ailleurs, je ne peux pas me retenir, en fait j’imprime le texte, et à force de corrections j’en produis une nouvelle version que j’imprime, et je recommence corrections, suppressions et rajouts, je réimprime et je recommence. Je fais cela une douzaine de fois. Dans les dernières fois je refais des passes avec une thématique, une passe pour la concordance des temps un de mes écueils. Une passe pour la ponctuation. Un autre de mes écueils. Une passe, très acrobatique, pour tenter d’endiguer le flux important de mes phrases qui ont ni queue ni tête, qui, à force de digressions, de précisions et de parenthèses et autres incises entre tirets cadratins, en ont perdu jusqu’au verbe. Et puis arrive un moment, plus ou moins à la douzième passe, je me dis que cela commence à tenir la route, c’est alors que je l’envoie à deux amis très sûrs, Sarah et Julien.

    Et là, cela ne rigole pas.

    Pour vous donner une idée, Sarah s’est penchée sur Une Fuite en Egypte ce qu’elle a accepté de faire en me demandant de supprimer les dix premières pages du livre, beaucoup trop sauvages, dures, on n’a pas le droit d’agresser pareillement les lecteurs, et ensuite le vrai travail a commencé. Ce sont donc trois ou quatre relectures avec pléthore de corrections qui ont été apportées au texte, toutes, ou presque, qui avaient le souci de veiller à sa fluidité.

    Et j’étais loin de me douter qu’une fois tout ce travail fait en amont, quand le texte a finalement été accepté chez l’éditeur, il y a eu encore plusieurs relectures, celle de l’éditeur qui m’a demandé la suppression de deux passages — dont l’un, c’est vrai, qui m’avait été signalé par Sarah comme tendancieux et inutile, j’aurais dû l’écouter — lesquelles suppressions m’ont demandé trois relectures pour m’assurer que les rustines que j’avais produites pour masquer ces deux suppressions étaient étanches et ne généraient pas de potentielles incompréhensions par la suite, ou en amont, nouvelle relecture de l’éditeur avant que le texte ne parte en composition et corrections et là je ne sais pas combien de fois une certaine Mathilde a de nouveau relu le texte pour y dénicher une bonne vingtaine de corrections à faire parmi lesquelles un travail de déminage de mes doubles négatives.

    On doit dépasser les vingt relectures.

    C’est Julien qui s’est collé à Raffut.

    Julien a un style de relecture très différent de celui de Sarah. Là où Sarah avait commencé par le gros œuvre, l’ablation des dix premières pages, Julien a commencé par les travaux de réparation, ou comment quelques virgules redistribuées aux bons endroits permettent à certaines de mes phrases au long cours de tenir la route. Et une fois que tout a été remis d’aplomb, Julien a eu cette vision d’ensemble que je n’aurais pu avoir : il fallait reprendre la ponctuation d’une partie molle du récit, celle de l’articulation entre ses deux parties, celle des suites immédiates de l’agression et celle de la comparution immédiate au tribunal. Et le conseil fort judicieux de Julien tient en une seule phrase, ponctuer à l’inverse des deux parties, donner par la ponctuation un nerf que ne peut pas avoir cette articulation entre les deux parties.

    Le lendemain. C’était mercredi. Et je pourrais presque en dire qu’il ne s’y est rien passé. Aucun fait saillant. Si ce n’est qu’en fin d’après-midi j’ai reçu un appel du gardien de police Untel qui m’a informé que l’agresseur d’Émile passerait en comparution immédiate au tribunal de Créteil à la ixième chambre. M’indiquant par ailleurs que si je le souhaitais je pouvais encore me constituer partie civile. Et, en tout état de cause, assister à cette audience de comparution immédiate. Sur le coup je me suis demandé si je ne devrais pas appeler mon avocate pour lui demander conseil. Nous constituer partie civile. L’idée ne me plaisait pas beaucoup. Et ce qui a achevé de me convaincre de ne pas appeler mon conseil c’est que j’étais à peu près assuré que j’allais me faire engueuler par elle. Qui me trouve toujours trop libéral et qui s’emploie à chaque fois à me démontrer que mon comportement est illogique. Ou encore que je suis trop bon. Et je vois bien que dans sa bouche cela veut souvent dire trop con. Et je n’exclus même pas que ce soit le cas d’ailleurs. Mes parents m’avaient proposé de prendre Émile chez eux. De telle sorte que je puisse me rendre à la comparution immédiate. Sans le souci, soit d’y être accompagné par Émile, dont j’anticipais que les enjeux de la situation lui échapperaient pour une bonne part, peut-être à tort, ou soit encore que son comportement ne serait pas entièrement adéquat au caractère cérémonieux que je prêtais à une audience au tribunal d’instance. Je me posais toutes sortes de questions à ce sujet. J’en débattais avec les uns et les autres au téléphone. Nul n’était vraiment capable de beaucoup m’aider. J’avais laissé un message sur la messagerie du téléphone de poche de la mère d’Émile. Je n’avais pas de réponse. Je n’en attendais aucune d’ailleurs. Je n’avais eu aucune réponse aux trois messages laissés la veille sur la même messagerie pour la tenir au courant des différentes évolutions de la situation. La nécessité d’aller déposer. La nécessité d’aller au service médico-légal de l’hôpital de Créteil. Et le fait d’en être revenus, entre autres choses, avec des nouvelles plutôt rassurantes sur la santé d’Émile. J’aurais été surpris qu’elle vienne au tribunal. D’autant, qu’à vrai dire, je n’avais aucune idée de là même où elle se trouvait ces derniers temps. Non, je comprenais bien que je devais apprécier cette situation seul. D’un côté je craignais qu’en plus d’être difficilement compréhensible par lui, la comparution au tribunal puisse être inquiétante pour Émile. Sans compter qu’il serait confronté, au moins du regard, à son agresseur. Mais alors je me posais la question de savoir si ce n’était pas précisément un des buts permis par le tribunal. Que l’agresseur et la victime puissent être réunis de nouveau. Mais cette fois dans un périmètre qui devait garantir la victime. Voire la réparer. Émile était-il capable de comprendre tout cela ? Émile était-il capable de se comporter d’une façon qui ne soit pas parasite ou une distraction malvenue en pleine audience ? Dans l’absolu je me faisais la réflexion que le combat que je menais, quasiment au quotidien, pour la bonne intégration d’Émile dans notre société, singulièrement à l’école, cette lutte passait peut-être justement par d’autres épreuves que celles du quotidien. Que non seulement il bénéficierait en apprentissage d’une telle scène. Mais que toutes les personnes présentes au tribunal également. C’est-à-dire que la singularité d’Émile permettrait de gommer ce qu’il y aurait nécessairement de générique dans la description des faits mais aussi d’Émile lui-même. Que ce serait une occasion qu’il ne soit pas seulement décrit comme personne handicapée mentale. Mais qu’il soit là. Présent de corps. Avec sa grosse voix trébuchante et ses airs patauds si l’on devait lui poser une question. J’y songeais. Mais je pensais aussi que ces contextes n’étaient pas les plus faciles. Ou encore que l’affaire ne gagnerait pas en clarté si tout d’un coup Émile décidait de s’entretenir avec le juge de sa passion pour les requins ou les serpents, ou même encore de rugby. Ce qui sans doute ne manquerait pas de poésie mais est-ce que la poésie, celle-là en tout cas, ne risquait pas de nuire à la clarté de ce dont le tribunal aurait à décider et à trancher. Et, de ce fait, est-ce que de telles incursions dans l’illogisme ou la poésie ne troubleraient pas la sérénité du juge et donc son impartialité ? Et j’ai vraiment gambergé la chose dans cette polarité non résolue et qui ne risquait pas de l’être. Avant que je ne cède à une voix qui à défaut d’être celle de la raison serait celle de la plus grande facilité pour moi. Émile chez mes parents m’apporterait un peu de calme. Sans compter que le gardien de police en me donnant le lieu et l’heure de la comparution avait eu la précaution de m’expliquer que l’ordre de passage des affaires était à la discrétion du juge. Que la première affaire serait examinée à quatorze heures. Mais qu’il y en aurait d’autres. C’était là une perspective peu engageante. Celle de faire attendre Émile pendant possiblement plusieurs heures d’affilée. J’imaginais par ailleurs que notre affaire n’étant pas l’affaire du siècle. D’autres affaires si elles passaient avant la nôtre mangeraient beaucoup de temps et entameraient sérieusement les capacités de patience d’Émile. Et je souriais un peu à l’idée qu’au moment de l’appel des affaires, je lève la main et précise au juge, en brandissant la carte d’invalidité d’Émile, que de ce dernier, en vertu de son handicap, avait le droit, le droit donc, de passer avant tout le monde. Et je me posais sincèrement la question : c’était effectivement un droit d’Émile, mais quand bien même nous nous trouverions dans un tribunal, c’est-à-dire dans une manière de temple du droit, est-ce que ce droit lui était vraiment garanti ? Est-ce que ce droit minuscule avait la moindre chance d’être pris en considération si par ailleurs le tribunal étudiait au moins une affaire dans laquelle il n’y aurait pas nécessairement mort d’homme mais au moins quelque enjeu d’importance au regard duquel le droit d’Émile à couper les files d’attente serait jugé, jugé donc, comme négligeable. Et d’ailleurs la question se posait. Est-ce que dans le cas où nous ne nous présentions pas comme partie civile ce droit d’Émile était opérant ? Et alors, pour en avoir le cœur net, j’imagine qu’il faudrait que j’appelle mon avocate. Et je l’entends déjà me dire mais comment cela vous ne vous constituez pas partie civile ? J’ai une peur bleue de mon avocate. Qui est par ailleurs une femme charmante, intelligente et très cultivée. Donc la balance penchait plutôt pour ne pas y aller avec Émile. Mais les questions que l’on se pose parfois.

    Je ne pouvais pas prédire que l’affaire de l’agresseur d’Émile passerait en tout premier.

    Émile était donc chez mes parents. J’avais donc tranché. Incertain que ce ne fut pas d’ailleurs par facilité. Le jeudi matin j’avais déposé les filles à leur école en face du zoo de Vincennes, en face de son rocher. J’étais parti travailler. Mon patron m’avait demandé des nouvelles d’Émile. Je profitais de la question pour lui répondre qu’Émile allait bien. Qu’il était bien remis. Que pour le moment il était chez mes parents. Que cela me permettait de souffler. Mais que là, cet après-midi, il faudrait que j’aille au tribunal. Parce que l’agresseur d’Émile passait en comparution immédiate. Il m’a répondu que bien sûr. Qu’en tant que partie civile, il était impératif que j’y sois. Je n’ai rien répondu. J’ai juste précisé que je partirai vers treize heures. Mais que je ne savais pas si j’aurais la possibilité de revenir après. Détaillant qu’on savait à quelle heure était étudiée la première affaire parmi plusieurs, mais que nul ne pouvait savoir à quelle heure passait une affaire en particulier. Et je me suis salement interrogé sur ce mensonge par omission. Pourquoi n’avais-je pas répondu à mon patron que non seulement je ne m’étais pas porté partie civile mais que de surcroît j’allais surtout au tribunal dans l’idée qu’il serait sans doute utile à l’agresseur d’Émile que je puisse offrir quelques éclairages. Notamment à propos de la personnalité d’Émile. De telle sorte que ne soit, par exemple, pas retenue contre son agresseur la circonstance aggravante du handicap d’Émile ? Pourquoi n’avais-je pas détrompé mon patron sur le fait que je ne me portais pas partie civile ? Et pourquoi ne prenais-je pas la peine de lui expliquer qu’au contraire je ne souhaitais pas alourdir cette procédure. Dont j’avais déjà jugé pour moi-même qu’elle relevait de la dispute entre deux jeunes gens sans grave conséquence. Et que d’une certaine manière ce qui me motivait le plus à me rendre au tribunal était que je voulais m’assurer que cet éclairage soit celui qui finisse par tomber sur la scène de cette agression. Et que les choses reprennent leur juste place. Je pouvais facilement anticiper que mon patron, dont je sais qu’il est tout à fait conservateur dans ses vues, notamment politiques, ne serait pas du tout d’accord avec cette façon de voir les choses. Et d’agir. Mais était-ce une raison pour ne pas, justement, argumenter ? Peut-être même gagner un peu de terrain sur le conservatisme ? Au moins celui de mon patron ? Ou pensais-je qu’il était inutile d’argumenter dans ce sens ? Que c’était peine perdue ? Et quelles étaient les conséquences de ce mensonge aussi infime soit-il ? Pour commencer, comme pour tout mensonge, il faudrait que j’en garde la comptabilité. Que je me souvienne que ce matin du 7 février 2014, vers 8 heures 15, je n’avais pas contredit mon patron lorsqu’il avait compris que je me portais partie civile. Mais surtout je voyais bien que cela participait d’une propension plus ample de ma part qui consistait à fuir les aspérités des récits. À omettre ce qui ne participait pas d’un éclairage unique. Parce que j’avais le sentiment que les disparités remettaient trop en question les récits, dont je pensais bien pour moi-même qu’ils n’étaient pas indemnes d’un certain fourmillement et d’une grande variété de facettes et d’éclairages. Mais c’était comme si je ne parvenais pas à faire entièrement confiance à mon interlocuteur d’être pareillement à même de faire la part des choses. Aussi je lui épargnais ce qui faisait exception. Ce qui ne participait pas, avec une même force, à la règle. À la direction générale et à la compréhension globale d’une situation. Et combien de fois m’étais-je retrouvé dans des situations où j’avais oublié du tout au tout que j’avais omis, ou tordu, tel détail dans ce but de simplification et d’aplanissement ? Et alors je déclenchais, je m’en rendais bien compte, chez mon interlocuteur qui se souvenait bien que je ne lui avais peut-être pas dit exactement comment les choses s’étaient produites, je déclenchais chez lui des mécanismes inévitables de méfiance et de contradictions. Sans compter qu’il n’était jamais tout à fait exclu que pour contrecarrer les interrogations qui désormais pleuvaient sur moi, toutes trempées dans la méfiance, j’en vinsse à inventer et monter de véritables fictions pour expliquer approximations et simplifications, ouvrant alors des comptes multiples à mes interlocuteurs pour cette fameuse comptabilité du mensonge, dont les taux d’intérêt devenaient très variables, et j’aurais aussi bien fait de capituler, de reconnaître qu’ayant eu peur que l’on ne me croisse pas, j’avais, un peu, un tout petit peu, travesti la vérité, le récit, plutôt que de le défigurer désormais tout à fait. Les choses auxquelles on pense en étant au bureau. Tâchant de se rendre utile autant qu’on le peut. Le nez dans une feuille de calcul fautive. Et dont, justement, on traque l’erreur. Tandis qu’on a l’esprit encombré à l’extrême par la pensée prégnante de l’agression de son fils. Et de la comparution immédiate de son agresseur l’après-midi même.

    Et d’ailleurs une nouvelle fois cet agresseur était au centre de mes pensées. Où était-il ? Où en était-il ? Les quarante-huit premières heures de garde à vue avaient vraisemblablement eu lieu au commissariat de police de Vincennes. En soit cela ne devait pas être un moment très agréable. Une expérience proche de la torture. J’exagère à peine. Le manque de sommeil. Des repas s’il y en avait. Oui. Quand même. Qui ne devaient pas être très roboratifs. Des conversations bâclées avec un avocat commis d’office. Ne vous inquiétez pas. Oui, j’ai parlé à vos parents. Bien sûr ils m’ont dit qu’ils viendraient à l’audience. J’imaginais même que l’avocat prenait les mesures de son client pour lui acheter un costume pour le jour de l’audience. Bref toutes sortes de choses auxquelles on pense. Et pour lesquelles on dispose d’un ample réservoir de références de fictions. Et avec lesquelles on finit par tisser un récit. Qui n’a, en fait, aucune prise avec la réalité. Ainsi le centre médico-légal de l’hôpital de Créteil dispose sans doute d’une salle d’autopsie. Mais ce n’est sans doute pas l’endroit qui sert le plus. Au contraire de la petite salle d’attente. Son téléviseur avec magnétoscope intégré. Qui donne sur les jardins ouvriers sur les bords de la Marne. De même le cabinet du médecin légiste. Cabinet médical qui ne dépareille pas de tous les cabinets médicaux auxquels nous sommes tous habitués. De tels lieux, bien réels, auraient peiné pour devenir un décor crédible de fiction cinématographique. Même d’un très mauvais film policier. En fiction, singulièrement cinématographique, l’intrigue avance avec des bottes de sept lieux. Quand les faits réels, eux, bien souvent se développent à une vitesse qui n’est pas perceptible à l’œil nu. Non, le plus vraisemblable était encore que l’avocat de Youssef soit passé en coup de vent au commissariat de Vincennes. Ait écouté ce que Youssef aurait tenté de dire pour sa défense. Ait lu en diagonale la déposition de Youssef. Et peut-être même celles d’Émile et des éventuels témoins de l’agression. Et lui ait rapidement donné quelques conseils. Que Youssef n’aurait sans doute pas tous compris. Et sans doute pas tous su mettre en œuvre pendant le reste de sa garde à vue. Qu’en un mot il ait fait le strict minimum. Qu’il ait agi avec détachement. L’esprit ailleurs. Peut-être même captif des lacets d’une affaire à la fois plus complexe. Plus intéressante et, peut-être même aussi, plus fructueuse. Et que les deux nuits que Youssef avaient passées au commissariat aient été, pour l’avocat, la première, l’occasion d’une bonne soirée télévision, la chaîne Arte entamait un cycle à propos du cinéaste Otto Preminger, avec ce soir donc, Autopsie d’un meurtre avec James Stewart et la musique de Duke Ellington, c’était le film préféré de tous les avocats et celui de Youssef ne dérogeait pas, et la deuxième, d’un dîner, le mardi soir donc, chez des amis, lui est avocat aussi et elle, organisatrice de séminaires dans le monde des affaires, oui, un mardi on s’excuse mais avec l’emploi du temps de ses messieurs on ne va pas reporter le dîner aux calendres grecques, là aussi le cinéma, surtout lui, nous offre une très vaste palette des tranches de vie que l’on prête aux avocats, notamment une vie sociale riche et intense en même temps que simultanée des affaires complexes, nécessairement complexes, qu’ils ont à traiter et qui peuplent leur esprit jusqu’à un encombrement qui les empêche de profiter pleinement de cette vie sociale enviable seulement en apparence. Décidément on ferait bien de s’interroger de cette prégnance du cinéma de fiction à brosser d’aimables tableaux d’une certaine catégorie sociale, en plus d’un cinéma tout acquis aux œuvres policières. Oui, pendant que je mentais par omission à mon patron et m’interrogeais abondamment sur les conséquences de cette minuscule anicroche faite au réel, il ne faisait pas de doute que Youssef affrontait sa condition d’emprisonné dans une solitude terrifiante. Dans des conditions spartiates de confort. De même il devait se tenir une réflexion apeurée à propos de son avenir proche. De son entrée dans l’âge adulte dont il avait pensé, hâtivement et à tort, que ce serait surtout une libération. Qu’il allait pouvoir passer son permis. Qui sait même, envisageait-il de voter aux prochaines élections. Et même l’année prochaine projetait-il de commencer à chercher du travail. Et toutes sortes de petits mouvements qui tous concourent, souvent trop lentement à leur goût, à l’émancipation des jeunes gens. Entrée dans un monde d’adultes qui s’était soudain lestée de responsabilités écrasantes. Et qui prenaient surtout l’apparence d’ennuis et de tracas hors de proportions. Aucun qui aille dans le sens de davantage de liberté. Au contraire. Bien au contraire. Tout trempait désormais dans le mercure. Encore que ce n’était certainement pas de cette manière que Youssef se représentait les choses. Mais vous vous doutez bien que pour les décrire je fasse appel à toutes sortes de souvenirs personnels au même âge, parmi lesquels il y avait justement celui-ci, celui d’une impression de pesanteur extrême qui figeait chacun de mes pas, rendant ma progression laborieuse et insupportablement lente.

    Au restaurant d’entreprise de la Très Grande Entreprise dont je suis l’employé, j’ai pris une petite entrée de crudités, le couscous du jeudi et une pomme. Non. Deux finalement. Que j’ai remisées tout de suite dans mon sac pour plus tard. J’avais beau accompagner du mieux que je le pouvais, en pensées empathiques, une personne que je n’avais jamais vue de ma vie, je n’en perdais pas l’appétit pour autant. Surtout un jeudi. Jour de couscous. La plupart des tables étaient libres. Sur le créneau de 11h30 il n’y a pas grand monde. J’ai déjeuné seul près de la baie vitrée qui donne sur un jardin irréprochablement entretenu. Mais pas très chaleureux. Sans doute du fait de son absence absolue de désordre. À l’ombre des grandes barres d’immeubles qui abritent les bureaux de la Très Grande Entreprise dont je suis l’employé. Et donc, aussi, le client du restaurant d’entreprise. J’ai pris le temps d’un café. J’avais pensé à prendre un jeton en composant mon plateau-repas. Et, le café bu, je suis descendu au deuxième sous-sol. Où j’ai trouvé ma voiture qui, en démarrant, a libéré, plein pot, des myriades et des myriades de notes de piano affolées. Keith Jarrett au piano. Gary Peacock à la contrebasse. Et Jack DeJohnette à la batterie. La fin de l’album Tales Of Another . Une merveille mais dans laquelle il n’était pas facile de prendre pied, comme cela, au beau milieu du disque et d’un morceau. Sans compter que je crois qu’on s’en moque un peu du disque que j’écoutais dans la voiture en allant au tribunal. Qu’était-il plus important de noter et de révéler ? Que j’avais pris le couscous du jeudi ? Ou que j’écoutais Tales Of Another ce jour-là dans ma voiture ? Et il doit y en avoir comme cela un certain nombre d’indications que je peux donner depuis le début de ce récit dont je ne suis pas certain de la pertinence. Il va y avoir un gros travail de relecture. Je le sens d’ici. J’ai navigué sans aucune difficulté jusqu’au grand immeuble qui accueille en son sein les différentes cours du palais de justice du Val-de-Marne à Créteil. De même j’ai trouvé à me garer en un rien de temps, quasiment dans l’ombre pluvieuse de cette grande tour.

    #qui_ca