• De nouveaux éléments de l’enquête fragilisent la défense de François Fillon

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    Les enquêteurs suspectent un éventuel trafic d’influence lié à l’attribution d’une décoration. L’un des fils de M. Fillon, assistant au Sénat, travaillait pour la campagne 2007 de Nicolas Sarkozy.

    La pression judiciaire s’accentue encore sur François Fillon, mis en cause depuis près de deux semaines dans une affaire d’emplois fictifs présumés dont auraient bénéficié son épouse et deux de ses enfants. Selon les éléments réunis par Le Monde, l’enquête préliminaire ouverte par le parquet national financier (PNF) le 25 janvier à la suite des informations publiées le jour même par Le Canard enchaîné a fait émerger des faits susceptibles d’affaiblir encore davantage la position de l’ancien premier ministre, et de renforcer la conviction de ceux, de plus en plus nombreux dans son camp, qui jugent inéluctable son retrait de la course présidentielle.

    Ouverte initialement pour « détournements de fonds publics », « abus de biens sociaux » et « recel de ces délits », l’enquête pourrait s’étendre à de nouveaux faits, embarrassants pour M. Fillon. Ainsi, selon nos informations, les enquêteurs ont adressé la semaine dernière une réquisition judiciaire à la grande chancellerie de la Légion d’honneur afin de se faire communiquer le dossier de Marc Ladreit de Lacharrière. Les magistrats du PNF et les policiers de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) s’interrogent sur les raisons pour lesquelles le propriétaire de la Revue des deux mondes a accepté de salarier, de mai 2012 à décembre 2013, moyennant 5 000 euros brut par mois, pour un travail dont ils doutent de la réalité, la femme de M. Fillon.

    Or, l’année précédente, le patron du groupe Fimalac s’était vu remettre une décoration très convoitée – et rarement décernée – obtenue grâce à François Fillon. Le 31 décembre 2010, celui qui était alors premier ministre avait en effet élevé M. Ladreit de Lacharrière – grand officier depuis le 8 septembre 2006 – à la dignité de grand-croix dans l’ordre national de la Légion d’honneur. Une distinction accordée en vertu d’un décret du président de la République, Nicolas Sarkozy – pourtant notoirement en froid avec le patron de Fimalac –, « pris sur le rapport du premier ministre ». L’embauche de Penelope Fillon aurait-elle constitué la contrepartie de cette décoration ?

    Sa fille l’a aidé à écrire son livre

    Une interrogation désormais au cœur de l’enquête, qui rappelle l’affaire Bettencourt. Eric Woerth, l’actuel conseiller politique de M. Fillon avait été poursuivi en 2012 pour « trafic d’influence » – il a été relaxé en 2015 par le tribunal correctionnel de Bordeaux – pour avoir remis, en 2007 la Légion d’honneur au gestionnaire de fortune des Bettencourt, Patrice de Maistre, qui était devenu quelques mois plus tard… l’employeur de sa femme.

    Selon le conseil de M. Fillon, Me Antonin Lévy, interrogé lundi 6 février au matin par Le Monde, la décoration de M. de Lacharrière, « chevalier de la Légion d’honneur depuis 1986 et promu plusieurs fois depuis (...) était pleinement justifiée et n’a aucun lien avec l’embauche de Mme Fillon intervenue bien plus tard ». Interrogée, la grande chancellerie n’a pas souhaité répondre, « tout élément relatif au dossier individuel des membres de la Légion d’honneur restant confidentiel ».

    Autre avancée importante dans l’enquête : les policiers en savent désormais plus sur les raisons qui ont justifié l’embauche par M. Fillon, alors sénateur de la Sarthe, de deux de ses enfants, de septembre 2005 à juin 2007. Publiquement, M. Fillon avait justifié leur recrutement en qualité d’assistants parlementaires, sur des fonds publics, en évoquant leurs « compétences » en tant qu’avocats – en réalité, ils n’étaient encore qu’étudiants en droit.

    En fait, s’agissant de Marie Fillon, salariée auprès de son père jusqu’en décembre 2006, François Fillon lui-même a révélé aux enquêteurs, lors de son audition, le 30 janvier, qu’il avait chargé sa fille de l’aider à écrire son livre La France peut supporter la vérité, paru en octobre 2006 (Albin Michel). « Un essai politique où François Fillon raconte son expérience ministérielle de l’intérieur, tout en l’insérant dans le contexte plus général de son itinéraire personnel et de son engagement politique au sein de “la droite sociale” », écrivait l’éditeur pour présenter cet ouvrage, a priori peu en rapport avec la circonscription de la Sarthe dont M. Fillon était le sénateur. S’il a indiqué aux policiers que sa fille avait aussi travaillé, pour lui, sur des « questions constitutionnelles », M. Fillon a surtout assuré qu’elle l’avait « beaucoup aidé pour [s]on livre » : « Elle a fourni un gros travail documentaire », a-t-il affirmé.

    Son fils a œuvré pour la campagne de… Nicolas Sarkozy

    Plus embarrassant encore, s’agissant de son fils aîné, Charles, M. Fillon a déclaré sur procès-verbal que ce dernier avait en fait œuvré pour la campagne présidentielle de… Nicolas Sarkozy (celle de 2007). « Il m’a aidé en travaillant au programme du candidat à l’élection présidentielle sur des sujets institutionnels », a révélé M. Fillon aux policiers. Une activité évidemment sans aucun rapport avec celle d’un assistant parlementaire. La pratique serait pénalement répréhensible : si les faits étaient confirmés, outre ceux de « détournement de fonds publics », ils nourriraient les soupçons de « financement illicite de campagne électorale », en l’occurrence celle de M. Sarkozy en 2007, déjà visé par une enquête judiciaire portant sur un éventuel financement occulte de sa campagne présidentielle victorieuse.

    Selon Me Lévy, « les enfants de M. Fillon n’ayant pas été entendus, il est important de laisser l’enquête se poursuivre dans la sérénité afin qu’ils précisent les tâches qu’ils ont effectuées au service du mandat de sénateur de M. Fillon ».

    Par ailleurs, lors de son audition, M. Fillon a également admis que c’est lui qui avait demandé à son suppléant à l’Assemblée nationale, Marc Joulaud, d’embaucher sa femme, entre mai 2002 et le 31 août 2007, lorsqu’il avait laissé à ce dernier son siège de député de la Sarthe (il avait été nommé ministre des affaires sociales en 2002, puis de l’éducation en 2004, était devenu sénateur en 2005 et enfin premier ministre en 2007). A propos de M. Joulaud, M. Fillon a déclaré : « J’ai souhaité que ma femme l’accompagne car je voulais garder la main sur la circonscription. » Et d’ajouter : « J’ai demandé à Marc Joulaud de prendre ma femme comme collaboratrice, la rémunération a été fixée d’un commun accord mais à mon initiative. »

    Oddo et Axa clients de sa société

    Selon lui, Penelope Fillon aurait assuré ses fonctions « depuis le ministère » (des affaires sociales puis de l’éducation). « Elle faisait cela avec ce que l’on appelle le cabinet des affaires réservées du ministre. » Des déclarations qui renforcent les doutes des enquêteurs sur la réalité de l’emploi occupé durant ces cinq années par Penelope Fillon.
    « Marc Joulaud était le suppléant de François Fillon, la présence à ses côtés de la personne en qui M. Fillon avait le plus confiance était un atout indéniable pour la continuité du travail parlementaire », assure Me Lévy.

    Le PNF s’intéresse aussi à la société de consulting de François Fillon, 2F Conseil. Lié par des accords de confidentialité, M. Fillon peine à révéler le nom de ses clients : selon nos informations, parmi ceux-ci figurent la banque Oddo, et l’assureur Axa, dont l’ancien patron, Henri de Castries, conseille aujourd’hui François Fillon et aurait inspiré le volet économique et santé de son programme.

    Enfin, s’agissant de la période de deux ans (2005-2007) durant laquelle il siégea au Sénat, M. Fillon pourrait faire face à un nouveau front. En effet, l’enquête sur un vaste système de détournements de fonds publics mis en place au sein du groupe UMP du Palais du Luxembourg entre 2003 et 2014 (des sénateurs auraient utilisé pour leur propre compte le reliquat de fonds destinés à leurs assistants) pourrait rattraper l’ex-premier ministre. Jusqu’alors circonscrite à la période 2009-2014, l’enquête du juge René Cros pourrait être étendue aux faits impliquant M. Fillon, accusé d’avoir empoché indûment près de 25 000 euros comme l’a révélé Mediapart, à moins que cet aspect du dossier ne soit joint à l’enquête préliminaire conduite par le PNF. Dans les deux cas, cela ferait peser une menace judiciaire supplémentaire sur un homme qui a construit une partie de sa campagne sur le thème de l’exemplarité pour mieux se distinguer de son meilleur ennemi, Nicolas Sarkozy.

    De nombreuses investigations restant encore à mener – auditions, perquisitions...–, il semble hautement improbable que le parquet financier puisse boucler son enquête dans les jours qui viennent comme l’espéraient les fillonistes. Les investigations ne s’achèveront pas, au mieux, avant le mois de mars. Entretemps, il n’est pas totalement exclu que le parquet décide de les confier à un juge d’instruction.

    Les enquêteurs ont en tête le calendrier politique et suivent l’évolution de la situation personnelle de M. Fillon. Si le camp du parti Les Républicains venait à se passer de M. Fillon, les magistrats auraient moins de pression à l’instant de prendre une décision lourde de conséquences, à quelques semaines de l’élection présidentielle.