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Un concert de Fred Frith c’est toujours une fête, mais une fête simple, comme la réunion de quelques villageois pour une récente réalisation commune, c’est en bord de scène, c’est sans décoration avec l’éclairage disponible, et aux Instants chavirés cet éclairage c’est parfois juste une lampe de bureau pour éclairer toute la scène, et ça joue, point. Et une fois que ce sera terminé, cela ne saluera pas nécessairement, Fred Frith, et ses musiciens s’il n’est pas seul, descendront de scène et viendront accueillir les embrassades de leurs amis villageois. Et cela fait un bien fou. Mais cette absence de décoration en somme n’est pas une indication très fiable sur la valeur de ce qui sera joué, de ce qui est joué, de ce qui a été joué. Ainsi le concert de Fred Frith le 12 juin 2016 aux Instants restera sans doute l’un des plus beaux concerts auquel il m’a été donné d’assister.
Mais de même que cela touche parfois au sublime dans l’absence de quoi que ce soit qui pourrait le signaler un peu, des fois c’est moins réussi — dans la même série de soirs en juin dernier le concert avec Lê Quan Ninh et Bérangère Maximin, le 10 juin 2016, était correct mais pas exhaltant, parfois cela peut même être médiocre — le concert du 11 avec Joëlle Léandre, et cela doit être une indication des dangers que ces musiiens bravent pour parvenir à ce qu’ils parviennent parfois à produire, tout Joëlle Léandre et Fred Frith qu’ils sont, des fois cela ne prend pas, et du coup quand cela prend, cela a un petit côté miraculeux, précieux même, de l’or fin vraiment — ce soir Fred Frith joue avec Jason Hoopes acrobate de la basse électrique, le genre à s’être mis à la basse électrique parce que la guitare c’était trop simple, et Jordan Glenn batteur qui en met partout avec science et délicatesse, et ça joue cela oui, mais ce n’est pas non plus le nirvana, mais ça joue.
Et pendant tout le concert, tandis que cela joue, que cela joue, sans jouer de façon sublime, mais ça joue quand même, je ne peux m’empêcher, le concert durant donc, de faire l’application de cette équation de la réussite qui n’est pas systématiquement au rendez-vous, à l’écriture au jour le jour, puisque finalement c’est le principe de Qui ça ? Je repense à quelques unes des belles réussites que j’ai eues dans cette série de textes, mais pas si nombreuses finalement au regard de toutes les chroniques que j’ai pu écrire, une bonne centaine désormais, et je remarque mentalement pendant que ça joue, mais pas non plus le grand soir — il faut dire aussi si je me concentrais un peu sur la musique est-ce que je ne parviendrais pas à participer à une écoute plus soutenue, qui serait peut-être contagieuse et qui étendrait cette contagion heureuse, par exemple, au quatuor de jeunes femmes qui se sont intallées en retard sur les sièges voisins du mien et qui grignotent, causent, envoient des messages de téléphone de poche, en reçoivent, se les montrent, se les échagent, les commentent, enlèvent leur gilet puis le remettent, se grattent les chevilles, se retournent pour voir si des fois Machin ou Untel sont là, ils avaient dit qu’ils n’étaient pas sûrs de venir — pendant que tout ceci se produit sous mes yeux et, hélas, mes oreilles, à la fois la musique et le cirque de mes voisines d’un soir, je pense à toutes ces chroniques dans lesquelles je me suis lancé et dont je ne pense pas nécessairement le plus grand bien, après-coup, et d’ailleurs il n’y a pas de table de correspondance qui veuille que les chroniques à propos d’événements qi m’ont enthousiasmé soient des chroniques enthousiasmantes et même je crois que, parmi les plus réussies, il doit y en avoir qui ont attrait à des évenements minuscules.
Par moments les musiciens jouent des passages plus heureux que d’autres, le batteur en met un peu moins partout et joue désormais sur les timbres, le bassiste brode de façon plus claire, moins brouillone et Fred Frith tire de sa guitare quelques sonorités d’un monde dans lequel il se rend parfois, mais dont il oublie parfois aussi comment on fait pour y retourner et là je suis entièrement avec eux, je me dis ça y est ils décollent, et je décolle avec eux, je ferme les yeux pour être sûr de ne pas être sollicité par le dernier message de téléphone de poche de ma voisine, décidément cela n’a pas l’air d’aller hyper fort avec son nouveau petit copain, mais voilà la musique, finalement, ne va pas si loin que cela, alors je me dis que c’est comme quand dans le garage j’essaye des trucs qui ne fonctionnent finalement pas mais pour lesquels j’avais nourri des espoirs, presque fous, déraisonnables souvent, et puis, au contraire, une idée que je trouverais presque décorative que je mets en branle quasiment par ennui, ou juste pour voir, par curiosité, et cela devient, a contrario, une nouvelle piste à suivre, et finalement est-ce que ce n’est pas cela justement que Fred Frith fait chaque fois qu’il monte sur scène : des tentatives pas toutes vouées au succès. Je me demande si ce n’est pas cela que j’aime par dessus tout dans sa musique, au delà même des réussites exemplaires telles que l’album Clearing .
Et sinon même si le concert de ce soir n’était pas la plus lumineuse des réussites, je crois qu’on l’aura compris, et que ma jeune voisine est un peu au bord des larmes, je me demande si ce n’est pas fini avec le nouveau Jules, du coup, je me dis qu’il n’est pas urgent de tenter de lui expliquer que son comportement pendant un concert n’est pas optimal, le disque qui marque la collaboration entre ces trois musiciens est lui au contraire très écoutable. Another day in fucking paradise . Oui, c’est ça, juste un autre jour au putain de paradis. Avec Fred Frith.