• J – 79 : Toutes les oeuvres ne nous sont pas nécessairement accesssibles, certains peuvent nous rester hermétiques longtemps, voire toujours. Et puis, parfois, quelque miracle de compréhension nous éclate au visage, en général aidés que nous sommes par la parole bienveillante d’un ami et qui, pas toujours volointairement, nous fournit la clef de compréhension de cette oeuvre.

    C’est ce qu’il s’est produit pour moi ce week end en visisant l’exposition de Carl André au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, accompagné que j’étais par mon ami Daniel qui lui faisait tout le chemin, et quel ! justement pour venir visiter cette exposition rétrospective de ce grand sculpteur et poète visuel américain. Carl André bien sûr que j’en avais entendu parler, bien sûr que j’avais vu un grand nombre de ses oeuvres notamment aux Etats-Unis, mais je ne peux pas dire que je nourrissais pour ce travail un intérêt particulier. Je voyais dans ce travail une force formelle indéniable, mais rien de très palpitant pensais-je, d’autant que cette oeuvre était victime, dans mon esprit, d’un certain souci de classement, dont je peine tant à me défaire parfois, Carl André on me l’avait rangé parmi les artistes minimalistes et conceptuels, ce n’était manifestement pas ma tasse de thé — je préfère les grands turbulents que sont, par exemple, les expressionnistes abstraits, surtout Franz Kline et Cy Twombly. Et j’aurais pu comme cela rester assez longtemps à la fois idiot et sourd à cette oeuvre et demeurer sur son bord, si justement je n’étais pas allé visiter la rétrospective de cet immense artiste, d’une part en compagnie de Daniel, mais le lendemain d’une longue conversation avec ce dernier à propos du travail de Carl André.

    Et c’est dans cette conversation, une de celles copieusement arrosée de café, que Daniel sans doute involontairement m’a révélé cette clef essentielle dont j’ignorais tout : toutes les oeuvres de Carl André, quelle que soient leurs dimensions, sont assemblées de modules, cela je le savais, tous ces modules étant transportables et donc assemblabes par un seul homme — et dire que je voyais parfois dans le travail de Carl André une manière de cousinage éloigné d’avec le travail de Richard Serra, après coup, quand on a réalise certaines erreurs de jugement on se sent assez sot, il faut dire ce qui est.

    Or ceci n’est pas, pas pour exactement parler, un détail mais une affirmation essentielle de l’oeuvre, à la fois une contrainte et à la fois un mode opératoire qui conditionne l’entièreté de l’oeuvre. Et là où j’aurais pu déceler des traces d’une certaine suffisance dans cette oeuvre dont je pensais, à tort, tellement à tort, qu’elle fut une manière de provocation, elle est en fait d’une modestie confondante et pourtant elle atteint à bien des égards des sommets brillants et précisément dépouillés de toute prétention, sans parler de la remarquable inversion de valeurs quant à la taille des modules, les plus impressionnants par leur taille, les grands blocs de bois, du red cedar m’assure Daniel, sont en fait les moins denses et c’est avec les moins denses de ces modules que Carl André construit les oeuvres les plus grandes et les plus étendues. Et au contraire les plus petites sont parfois obtenues avec de petits lingots et de petites plaques de métaux fort lourds.

    Vers la fin de l’exposition il y a une vidéo dans laquelle on voit Carl André assembler, bloc de granit à bloc de granit, une oeuvre de quadrillage des blocs en question, relevés, debouts, on y voit Carl André, stature moyenne et salopette de maçon, déplacer chacun de ces blocs, d’un coin à l’autre d’une grande galerie, à l’aide d’un petit chariot sur roulettes, en fait deux planches de bois montées sur une manière de planches à roulettes, et dans le coin dans lequel il installe sa formidable sculpture, il se repère pour le placement très exact de chaque bloc avec de grandes mesures de bois, rien de plus modeste, rien de plus minimal dans la véritable acceptation non réductrice et noble du terme d’un tel travail.

    Sortant de cette exposition deux pensées m’assaillent, quelles sont les oeuvres majueres au bord desquelles je reste faute de savoir entrer de plain pied dans de telles oeuvres ? Et pendant que mes contemporains se focalisent sur le grand concours du khalife à la place du khalife, se rendent-ils compte qu’ils passent littéralement à côté des événements majeurs de leur temps, ainsi une rétrospective de Carl André dont je n’avais pas du tout entendu parler et que je visite lors de son dernier jour d’ouverture, en compagnie de l’ami qui seul pouvait me faire toucher du doigt le mystère de cette oeuvre, sans parler de la partie de l’oeuvre relative à la poésie.

    #qui_ca