L’historien Ali Farid Belkadi à Ouyahia : « Au nom de quelle morale l’Algérie céderait-elle les crânes des résistants à la France ? »12 Oct, 2016 | 12:25

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    Ahmed Ouyahia, le conseiller du président Bouteflika, a suggéré dernièrement d’abandonner les crânes des résistants algériens entreposés à Paris. Il a clairement pris le parti des assaillants contre leurs victimes. Je suis convaincu, personnellement, qu’il aurait fait partie, au temps de Rome, de l’élite provinciale berbéro-kabyle romanisée. Cette fine fleur des provinces berbères d’antan, qui s’était dressée comme un seul homme contre la résistance de Jugurtha, n’était pas pour la déchéance de Rome ; elle faisait avec, attachée à ses commodités, à ses standings et à ses conforts, clans et castes, décorums obligent.

    Selon Ahmed Ouyahia, si les crânes des résistants algériens au Musée de l’Homme de Paris, en France, devaient être enterrés en Algérie, « ils seraient oubliés comme les millions d’autres martyrs. Mais si on les laissait dans leur boîte en France, cela leur rappellerait toujours les horreurs que la colonisation française a commises en Algérie ». On m’a dit la même chose pour les centaines de stèles d’El-Hofra (Constantine), que j’avais inventoriées au Musée du Louvre, il y a quelques années : « Ces stèles sont mieux sauvegardées en France. L’Algérie ne saura pas quoi en faire. Elles disparaîtront. » L’Algérie saura quoi en faire, qui garde dans ses musées de fortunées collections, insoupçonnées de nos foules indifférentes au passé fabuleux de leur pays. Un peuple est un organisme créé par le passé, disait quelqu’un.

    Mais venons-en aux ossements de nos héros qui sont retenus dans des boîtes à chaussures à six euros (le prix d’une canette de soda à la terrasse d’un café parisien), dans les armoires du principal muséum de l’ex-métropole coloniale.

    Selon Ahmed Ouyahia, « enterrer ces ossements à Alger, ce serait les vouer à l’oubli, comme les millions d’autres martyrs ». Mais, qui donc a négligé ces martyrs ? Si ce n’est la classe politique algérienne, les condisciples d’Ahmed Ouyahia, dont les préoccupations essentielles sont d’amonceler des biens licites et illicites, et qui agissent généralement de manière à ne pas froisser l’ancienne puissance coloniale ?

    A mon humble avis, Ahmed Ouyahia est un personnage politique au bout du rouleau, achevé politiquement. Il n’est pas mandaté par les Algériens pour exiger ou suggérer ceci ou cela dans cette affaire du Musée de l’Homme. Ahmed Ouyahia est apparu dans la chose publique non pas par quelque don infus de la providence, mais par le choix d’une carrière, comme on devient boulanger, maçon ou plombier après une solide instruction. Les idées, les sentiments du passé, ceux de la génération de Novembre qui déplaça les montagnes, qui ne sont pas éteints dans le cœur, l’esprit et l’âme de la plupart des Algériens, ne lui sont pas coutumiers. 

    Les traces indélébiles du siècle des années de braise, qui servirent de proue à tant d’insurrections, sont toujours vivaces dans l’hyper-mémoire des Algériens. Ahmed Ouyahia est la synthèse déclinée de jeunes loups d’antan, recyclés bon an mal an dans la horde assoiffée de pouvoir, qui pèse de tout son poids sur l’Algérie. Ces martyrs du Muséum, ce ne sont pas les têtes de momies égyptiennes ou phéniciennes ni les débris humains du temps de Rome. Ils ont des noms.

    Il parle d’abandonner à la France les crânes des résistants algériens détenus au Musée de l’Homme de Paris. Mais que faire des familles de ces résistants, qui ont été identifiées, dont celle du héros Mokhtar El-Titraoui, qui porte les références MNHN-HA-5944 ? Les familles sont là, vivantes et éprouvées par la situation barbare faite à leurs ancêtres.

    J’ai retrouvé quelques-unes de ces familles. Dont la descendante de Mokhtar El-Titraoui, Mme Metmoura Khedoudja, une vieille et honorable dame de plus de 90 ans, qui m’a accordé sa bénédiction, dont je conserve précieusement le témoignage audio et vidéo. Elle garde toujours en mémoire les évènements qui se sont produits lors de la décapitation de Mokhtar El-Titraoui.

    Voici son témoignage, héréditaire : « C’est ma grand-mère qui se prénommait Kheïra, dont Kouider El-Titraoui, le père du martyr Mokhtar était l’oncle paternel, qui m’a relaté ces évènements, en particulier la décapitation de Mokhtar El-Titraoui. Ces évènements sont connus de la famille depuis les années 1840. » Selon ce témoignage, Mokhtar El-Titraoui, le fils de Kouider, a été décapité pour son engagement dans la lutte de libération du pays. Sa tête qui avait été fixée sur une pique ou une baïonnette fut exposée sur la place du soukpour servir d’exemple à la population. Le père et le fils luttaient ensemble en Kabylie. Kouider El-Titraoui, rescapé de l’embuscade tendue par la soldatesque française, a dissimulé son identité afin de ne pas être reconnu par les Français et leurs supplétifs indigènes. Ensuite, le corps sans tête de Mokhtar El-Titraoui a été amené de Grande Kabylie jusqu’à sa région natale, à Boukhari. Sa vie durant, il avait formulé le vœu d’être inhumé à M’fatha, parmi les siens. Il sera enterré à Ben Khefir, dans un endroit appelé El-Faïdja, dans la tribu des M’fatḥa, selon Mme Matmoura Khedoudja, sa descendante. Sa famille a refusé qu’il soit enterré seul, à l’écart du caveau familial.

    Mokhtar El-Titraoui, un « Arabe » qui lutta aux côtés de ses frères kabyles, s’est marié en Kabylie et il aurait eu une fille avec une femme kabyle. Kouider, le père, repose dans sa terre natale dans la tribu des Ouled El-Boukhari, commune de M’fatḥa, daïra de Ksar El-Boukhari, wilaya de Médéa (ex-Titteri), aux côtés de ses ancêtres, dont son père, feu Sidi M’hamed Ben Farhat et sa mère Al-Aouniya (Témoignage vidéo du 25 mai 2013).

    Que fait Ahmed Ouyahia des souvenirs émouvants de cette noble famille de Chorfas, qui appartient aux Ahl Al-Beyt ? Que faire d’une autre famille, de Moussa El-Darkaoui, le saint de Djelfa, qui porte le n° MNHN-HA-594 au Muséum de Paris, dont les descendants sont également connus ?

    Un siècle avant les maquis de la guerre de Libération nationale, les mêmes populations des régions de Skikda, Sétif, Béjaïa, la Mitidja et d’ailleurs dans toute l’Algérie, dont les insoumis Touareg à l’ordre colonial, avaient déjà pris part à la lutte armée contre la colonisation française. Ce sont ces gens-là qui ont été décapités par les Français.

    J’ai tiré de l’ombre cet ensemble d’hommes et de mouvements dont l’importance est négligée et passée sous silence dans les livres algériens d’histoire tronqués et obsolètes. Les révoltes dans l’Algérie coloniale qui ont précédé la guerre de Libération 1954-1962, ne se résument pas seulement à la résistance d’Abdelkader dans l’Ouest algérien, jusqu’en 1847, ni à la révolte de Mohamed et Boumezrag Mokrani en Kabylie, de mars à octobre 1871.

    De quel droit l’Algérie vertueuse et probe céderait-elle ces ossements aux Français ? Au nom de quelle morale et de quelles valeurs universelles ?

    La France à travers ses musées a adhéré à la résolution qui a été adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU, le 13 septembre 2007. Celle-ci enjoint aux Etats (barbares européens), dans ses articles 11 et 12, d’accorder réparation aux peuples autochtones. L’article 12 précise que « les Etats veillent à permettre l’accès aux objets de culte et aux restes humains en leur possession et/ou leur rapatriement, par le biais de mécanismes justes, transparents et efficaces mis au point en concertation avec les peuples autochtones concernés ».

    Le code de déontologie de l’Icom, le Conseil international des musées, aboutissement de six années de révisions, a été formellement approuvé lors la 21e Assemblée générale à Séoul, en octobre 2004. Il a largement abordé cette question de ce qui est encore pudiquement appelé « le matériel culturel et sensible ». Un certain nombre de principes ont été fixés pour favoriser les retours des restes humains éparpillés dans les musées à travers le monde. Les Africains, dont les Algériens, détiennent-ils des cadavres d’hommes blancs dans leurs armoires ?

    La France a adhéré à cette résolution internationale. De nombreux pays ont déjà répondu favorablement à ces demandes. La France ne bouge pas. Sauf en ce qui concerne les restes maoris, qui ont été retournés au peuple aborigène de la Nouvelle-Zélande.

    Ahmed Ouyahia voudrait que la France continue de garder les ossements de nos martyrs dans une armoire, à la manière des assiettes de Limoges qui sont soigneusement rangées dans les dessertes des salles à manger. Ahmed Ouyahia rajoute : « Je me demande pourquoi cette question des crânes a été soulevée il y a deux années. » Il est mal informé. La question des crânes a été soulevée par moi dès le mois de mars 2011. J’ai donc la prétention de connaître cette affaire sensible, pour l’avoir entretenue durant des années. J’ai mis trois années pour écrire mon livre, Boubaghla, le sultan à la mule grise, la résistance des Chorfas, paru à la fin de l’année 2014, qui éclaircit un pan obscur de l’histoire algérienne contemporaine, resté dans l’ombre. Je n’ai jamais baissé les bras dans cette affaire.

    Ahmed Ouyahia peut formuler une demande de prêt de ces têtes au Muséum de Paris. Le prêt de ces têtes peut durer de quelques jours à plusieurs semaines. Cela ne devrait pas poser de problèmes ; c’est relativement simple s’agissant de prêt pour exposition et non pas de prêts scientifiques. Il suffit de préciser les dates d’exposition, le lieu, la liste complète des spécimens sollicités, les conditions de présentation et de conservation…

    Afin que les Algériens puissent admirer leurs héros, les priser temporairement et se souvenir de leurs luttes, avant leur retour définitif vers leurs boîtes en carton à la métropole française démocratique et républicaine. Il suffit de retourner un questionnaire au Muséum de Paris à compléter par l’emprunteur. Les frais d’emballage et de transport vers Alger étant assurés par les équipes professionnelles de Musée de Paris.

    Les forums inspirés de la déclaration d’Ouyahia parlent de simple dérision de sa part. Il se serait donc exprimé par moquerie ou plaisanterie, allusivement. On ne plaisante pas ainsi sur le sort malheureux de nos héros, morts les armes à la main et décapités, dont les têtes ont été expédiées à Paris dans des tonneaux, avant de finir dans des boîtes en carton à 6 euros.

    Selon Ahmed Ouyahia, le conseiller du président Bouteflika, « l’Etat algérien ne veut toujours pas se positionner officiellement sur ce dossier ». Hélas !, il n’a rien compris. Il ne s’agit pas de se positionner sur ce dossier. Il s’agit de défendre officiellement la mémoire collective des Algériens. Ces têtes du muséum, qui appartiennent à des martyrs de la lutte de Libération nationale, font partie du factum national, elles méritent leur belle part de commémoration, ainsi que la reconnaissance impérissable de la nation algérienne.

    La dette envers ces martyrs vaut bien plus que les protocoles habiles et les décorums ministériels.

    Ali Farid Belkadi
    Historien, anthropologue, auteur notamment de Boubaghla le sultan à la mule grise. La résistance des Chorfas, éditions Thala, Alger.

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