« On va tous crever » : le cri d’alarme du patron du spatial français - Challenges
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Lors du séminaire Perspectives spatiales, Philippe Baptiste, le président du Cnes, a tiré la sonnette d’alarme sur l’incapacité de l’industrie spatiale française et européenne à répondre à SpaceX et à la concurrence mondiale. « Si on ne bouge pas plus vite, on va tous crever », a-t-il martelé.
C’est un cri du cœur comme on en voit rarement, a fortiori dans le petit cercle, un rien ronronnant, du spatial. Lors du séminaire Perspectives spatiales, organisé jeudi 28 mars par le cabinet de conseil Euroconsult et le Gifas, Philippe Baptiste, le président du Cnes, a envoyé un message d’alerte qui risque de durablement marquer le monde de l’espace. « L’industrie spatiale européenne, qui est largement française, est en danger aujourd’hui, a martelé le patron de l’agence spatiale française, lors d’une table ronde avec le directeur général de l’Agence spatiale européenne (ESA), Josef Aschbacher, un rien médusé par la vigueur du propos. Notre industrie ne pivote pas assez vite. Il faut bouger rapidement, réduire les cycles, réduire les coûts, sinon on va tous crever. »
Pourquoi ce cri d’alarme ? De retour du salon Satellite de Washington, le grand raout mondial du secteur, Philippe Baptiste a vu de près la surpuissance du New Space américain. SpaceX prévoit 144 lancements en 2024, contre deux d’Ariane 6 dans le meilleur des cas. Si le lanceur européen affiche un carnet de commandes solides (30 lancements), il devra faire face, à terme, à la fusée géante de SpaceX, Starship, « l’éléphant dans la pièce », selon l’expression du PDG d’Arianespace Stéphane Israël.
Airbus et Thales en crise sur les satellites
SpaceX est aussi en train de faire tanguer le marché des opérateurs satellites. Le groupe californien a déjà lancé 6 011 satellites de sa constellation de connectivité Starlink, une montée en puissance spectaculaire qui a sidéré les opérateurs satellites traditionnels (Intelsat, Eutelsat, SES…). En attendant de trouver la parade, ces derniers ont mis en pause la plupart de leurs projets d’acquisition de satellites, plongeant dans la crise les fabricants européens du secteur, Airbus Space Systems, très présent à Toulouse, et Thales Alenia Space (TAS), implanté à Cannes et à Toulouse.
L’effet commence à se faire sentir : TAS va supprimer 1 300 postes, dont 1 000 en France, redéployés sur les autres activités de Thales. Également en crise, Airbus Space Systems a quant à lui changé de patron le 1er mars, Jean-Marc Nasr laissant la place à Alain Fauré. « La situation économique du secteur est critique, avec des menaces sur l’emploi, a pointé Hervé Derrey, PDG de Thales Alenia Space au séminaire Perspectives spatiales. Face à une concurrence étrangère absolument implacable, la France est exposée à un risque de déclassement. »
« Sur Ariane 6, on est trop chers »
Face à cette situation peu réjouissante, la filière européenne ne bouge pas assez vite, estime Philippe Baptiste. « On ne livre pas assez vite, il faut un électrochoc », assène le patron du Cnes, qui estime que l’industrie européenne reste dans sa zone de confort. Philippe Baptiste raconte avoir visité l’usine, basée à Houston, de la start-up américaine Intuitive Machines, qui a réussi le premier atterrissage lunaire de l’histoire d’un module développé par une société privée. « Ils ont développé leur sonde en quelques années, pour 120 millions de dollars lancement compris, pointe le président du Cnes. Pourquoi ne saurait-on pas faire ça en Europe ? »
Le Vieux continent, déplore Philippe Baptiste, ne fait pas non plus d’efforts pour rester compétitif. « Sur Ariane 6, on est trop chers, déplore-t-il. On n’arrive pas à boucler le contrat d’acquisition de la deuxième tranche de lanceurs parce qu’on n’arrive pas à réduire les coûts chez les sous-traitants, européens. » Selon Philippe Baptiste, ce sont ainsi 40 millions d’euros de réductions de coûts qui manquent à l’appel.
« Les Sept mercenaires »
Qui sont les fautifs ? L’allemand MT Aerospace, filiale d’OHB, est notamment pointé du doigt. Le patron de Safran Olivier Andriès était sur la même ligne en décembre dernier. « Le problème d’Ariane 6, c’est qu’il a été lancé en 2014 sur un mode hybride : les industriels ont pris la main sur le développement, mais les Etats membres de l’ESA ont maintenu le principe du retour géographique (selon lequel un Etat reçoit une charge industrielle proportionnelle à son investissement), expliquait-il. La réalité aujourd’hui, c’est que les sous-traitants ont été imposés par leurs pays à ArianeGroup, et que ces partenaires se retranchent derrière le retour géographique pour ne faire aucun effort de compétitivité. »
Interrogé sur les noms des mauvais élèves, le patron de Safran citait MT Aerospace (OHB), le suisse Beyond Gravity (ex-RUAG) ou encore le suédois GKN Aerospace Sweden. « Ils sont sept, je les appelle les ’Magnificent Seven’ (les Sept mercenaires, ndlr). Certains réclamaient des hausses de prix de 50 à 60 % en 2022, sous prétexte de compenser l’inflation, ce qui était proprement délirant. On a demandé à l’ESA d’imposer des baisses de coûts, mais certains pays renâclent, comme l’Allemagne. » Une Europe divisée face à un ogre SpaceX toujours plus agressif : sale temps pour le spatial européen.