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    J. Episode N°14

    J’y vois presque un désintérêt de l’Autre. Avec un grand A. Je m’explique. Soit on sait qui est Jessica Marchant, on l’a déjà écoutée en concert ou même sur un disque du répertoire contemporain, en formation suffisamment réduite pour remarquer quand même qu’en arrière-plan ce n’est pas exactement une manchote qui pelote la grand-mère, et alors on peut faire des kilomètres pour aller voir et écouter cette femme de taille moyenne, aux cheveux mi-longs, aux yeux noisettes, jouer comme personne, cum arco ou pizzicato — notez comme je vous gâte avec ces doublements de z italiques en Garamond ! — de cet instrument gigantesque, soit on ne sait rien de tout cela, on peut tout ignorer de la contrebasse ou même du répertoire contemporain, de ses plus grands compositeurs, et alors on ne risque pas de tomber sur je ne sais quel lien vers je ne sais quelle page de site internet avec quelques ressources à propos de Jessica, de son jeu, de sa discographie et des salles de concert qu’elle fréquente assidument, lieux improbables pour les profanes, mais dans lesquelles on croise toujours les mêmes quinquagénaires un peu bedonnants, trop jeunes pour avoir eu l’occasion d’écouter Cecil Taylor avec l’Art Ensemble of Chicago, mais déjà trop vieux pour subir sans protester les murailles de son d’un Stephen O’Malley, beaucoup d’hommes, quinquagénaires donc, nettement moins de femmes, mais alors avec des allures un peu caricaturales de Carla Bley, l’organiste — Carla is composing and she thinks she is Beethoven — bref de psychanalystes en goguette, allez n’importe quel soir aux Instants Chavirés à Montreuil, en sortant des bureaux de plus en plus nombreux autour du désordre sympathique de cette salle alternative, mais serait-ce à Vancouver, en Colombie britannique, ou même Hobart en Tasmanie, que Jessica aurait choisi d’aller promener sa Grand-Mère, ce serait dans les mêmes salles exiguës à la sonorisation parfois aléatoire, et devant le même parterre de quinquagénaires mâles avec des allures d’architectes déjà empâtés par l’âge, au bras desquels on trouverait invariablement des jeunes femmes, plus jeunes d’au moins quinze ans, parfois même enceintes, et du coup Stephen O’Malley ou Otomo Yoshihide et leur infernal volume sont-ce de si bonnes idées que cela ? ces hommes feignent-ils d’ignorer que leurs corps n’ont plus vingt-cinq ans, que les hommes c’est comme les poires ça commence à pourrir par la queue, et qu’ils auront 65 ans quand cette nouvelle progéniture — nul doute qu’une autre jeune femme, plus très jeune, s’occupe des premiers chapitres de la progéniture de ce sémillant architecte quinquagénaire — entrera dans les belles turbulences de l’adolescence, je ne vous fais pas un dessin, vous voyez très bien la salle de concert, les quinquagénaires aux allures d’intellectuels en question, lunette en écaille pour signifier qu’on a beaucoup lu, et tout cela, quelque chose me dit que Jessica s’en moque éperdument, elle se moque comme d’une guigne de la moquette usée jusqu’à la corde dans laquelle elle plante Mère-Grand par la pointe et lui inflige toutes sortes de traitements, pas tous très corrects, pourtant tous prescrits par des partitions dont le déchiffrement n’est pas donné à l’homme de la rue, même quinquagénaire, même architecte, même intellectuel, faisant appel à de lointaines leçons de musique du temps où les enseignants de musique ne bradaient pas nécessairement Pierre Boulez pour je ne sais quel chanteur de variétés françaises, elle se moque comme de son premier sous-tif, son expression, pas la mienne, j’adorais cette expression de Jessica, que le public soit là, qu’il soit composé de quinquagénaires architectes ou pas, avec à leur bras leur dernière jeunette, ou pas, elle se moque même bien de savoir combien ce soir-là sera payé, et même s’il sera payé, ce n’est certainement pas à ses coupons d’intermittence qu’elle pense quand elle monte sur scène, relève Grand-Mère de sa position couchée sur le côté, plante la pointe dans le bout de moquette rase qu’elle a demandé, accorde en un clin d’œil les quatre cordes épaisses et légèrement tendues, Jessica elle serait du genre à jouer légèrement détendu, hypotendu, non que son style de jeu manque de nerf, mais parce que détendues, légèrement, d’un huitième de ton, de toute façon à la contrebasse personne ne fait la différence et elle corrige au manche par des doigtés autrement fautifs, elle peut aller chercher des effets sourds, plus longs, qui ne manquent pas de tenailler l’auditoire assez directement au ventre, pose son ventre, petit, mais ventre, contre les flancs de Grand-Mère et commence rapidement à lui faire subir les derniers outrages, Jessica est alors possédée, ses cuisses enserrant Grand-Mère, peloter Grand-Mère, oui, peut-être, Jessica pratique plutôt le corps-à-corps, la position de Jessica autour de sa contrebasse est aussi peu orthodoxe que la position de départ au service de John Mac Enroe, c’est comme si la contrebasse tenait en équilibre serrée entre ses deux cuisses, on a dû lui dire que ce n’était pas comme ça qu’on fait, pensez si elle a écouté, pensez si Mac Enroe a écouté son professeur de tennis, et vous imaginez bien que l’écoutant en concert, la photographiant dans de tels états, j’avais parfois le sentiment de la violer, violant Grand-Mère. Et donc vous pensez que dans de pareilles conditions s’emmerder, Jessica parle et jure comme un charretier, un charretier polonais précise-t-elle eu égard à ses origines de l’Est, à tenir à jour je ne sais quelle présence sur internet, oui pensez comme elle s’en moque. Comme du public, de son premier sous tif, de la moquette rase, des architectes quinquagénaires dans le public. De tout. Autrui.

    Elle joue. Point.

    #qui_ca