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    J. Episode N°15

    Comme on le comprend, sans le savoir, mais tout en le comprenant, j’ai connu Jessica avant qu’internet n’existe, ce serait beaucoup dire, mais avant qu’il ne se généralise, avant même qu’il soit snob de dire un peu fort dans la rue, je t’envoie un émail, mais déjà alors elle s’en moquait bien, je voyais bien qu’elle m’écoutait moins quand je mentionnais des articles du Monde Diplomatique évoquant les fameuses autoroutes de l’information, sujet que je jugeais passionnant, pensant, en 1993, que ces articles décrivaient un monde que nous rejoindrions dans une vingtaine d’années, plutôt que quand je lui parlais de Maurice Blanchot, je me faisais la réflexion que Jessica goûtait peu la science-fiction au contraire des grands auteurs à l’abstraction poétique qui vous égarent dès la première page, mais où exactement dans la première page, vous ne sauriez dire, en fait ce que je ne comprenais pas c’est que dans ce désintérêt, ne serait-ce que pour la politique, il fallait surtout comprendre un intérêt dévorant et monomaniaque pour la contrebasse. Si quoi que ce soit pouvait être rapporté, d’une façon ou d’une autre à ce sujet centripète, alors ce quoi que ce soit était digne d’intérêt, cela passait donc par la poésie, la littérature, l’abstraction, le yoga même, la diététique, autant de domaines dans lesquels elle pouvait se lancer à corps perdu parce qu’elle était capable de les traduire en contrebasse, en quelque chose qui aurait quelque chose à voir avec la contrebasse, la poésie, la littérature, l’abstraction, oui, on voyait bien, le yoga, on pouvait toujours imaginer que ce fût une pratique qui ne serait pas complètement inutile à la joueuse de contrebasse, mais la diététique ? eh bien la diététique avait à voir avec la contrebasse parce que Jessica puisait dans de telles connaissances, notamment dans ce qu’elles étaient relatives à la digestion, des connexions avec, par exemple, les vibrations qu’elle recevait de son instrument, dans le ventre justement, quand elle en jouait, en revanche j’aurais eu toutes les peines du monde à lui faire admettre que la politique avait quelque chose éventuellement à voir avec le fait d’être musicienne, artiste, pensez les autoroutes de l’information, internet, tout ça, monde technique, monde informatique, binaire, un peu trop binaire pour une contrebassiste et pas n’importe quelle contrebassiste, Jessica Marchant, qui si elle n’était pas encore tout à fait la Jessica Marchant dont le nom est sur toutes les lèvres des architectes quinquagénaires de Vancouver à Montreuil, en passant par Hobart, n’en était pas moins déjà une fichue instrumentiste, avec un goût et un courage hors du commun pour tout ce qui relevait de l’expérimental, elle irait loin, un lointain qui n’inclurait pas nécessairement les grandes salles de concert, théâtres des pince-fesses de par le monde, mais un lointain adventice, c’était l’évidence.

    Mais c’était quand même dommage que cela reste cantonné aux architectes quinquagénaires déjà mentionnés, bientôt grands-pères de leur propre enfant.

    En fait Jessica n’avait qu’une seule passion, une seule idée en tête, un seul amour, la contrebasse. La chose, dite comme ça, paraît un peu galvaudée, mais c’était rigoureusement vrai. Il n’y avait qu’à voir le fétichisme que Jessica nourrissait, ou au contraire sa grande négligence, pour Grand-Mère, l’entourant de soins maniaques et d’une sensualité troublante, comme de passer une sorte de soie d’une grand finesse sur le corps gigantesque de Grand-Mère, un chamois aurait été jugé trop rude, et au contraire, dans le jeu — mais parfois aussi dans des moments de frustration, notamment de la pratique, des gammes, des exercices, bref le quotidien d’une relation d’une musicienne avec son instrument — Grand-Mère était alors violentée de toutes sortes de façons, notamment pour ce répertoire restreint mais dont Jessica s’était fait une spécialité, et à mon avis pas par hasard, celui de la contrebasse préparée et alors c’était toutes sortes d’objets, certains fort contondants, qui affublaient Grand-Mère bien incapable de se défendre de pratiques qui n’étaient certainement pas de son âge, quant à la violence parfois de certains gestes de Jessica, on se demandait ce que Jessica pourrait ensuite raconter comme bobards à celui qu’elle appelait le vétérinaire, son luthier, pour excuser de tels accrocs, de tels dérèglements et de positions coupables du chevalet sur l’âme, la grande âme de cette grande dame, un ou deux degrés d’écart, d’accord, on pouvait le concevoir, mais une fois un angle de trente degrés tout de même, ça dépassait très largement ce que l’on appelle les bonnes pratiques, mais le luthier, un Iranien neurasthénique, était débonnaire, ne faisait aucun reproche à Jessica qui, elle, le tenait en respect par d’habituels reproches sur la mauvaise santé de ses plantes vertes, à la fois nombreuses, grasses et presque toutes mourantes, reproches d’autant plus pervers de la part de Jessica, qu’elle n’ignorait pas, elle me l’avait dit, mezza voce — je ne résiste pas, désolé, je ne le referai plus —, lors d’une des visites chez le luthier, visite pour lesquelles j’étais souvent réquisitionné pour ce qui était d’installer Grand-Mère sur le siège arrière de ma voiture et l’emmener se faire soigner par le luthier perse dépressif, que toutes ses plantes vertes étaient ce qui lui restait d’une femme qui l’avait quitté, et dont, finalement, la faible santé des plantes en question, était le baromètre parfait de cette dépression carabinée du luthier dont il aurait fallu prendre les plantes vertes en charge tout aussi urgemment qu’il aurait fallu le prendre lui en charge, et il n’était même pas impossible que les soins à l’un auraient pu sauver les autres et inversement. Le vétérinaire perse était bien le seul qui avait le droit de toucher Grand-Mère, je jouissais du privilège remarquable d’avoir le droit de la porter dans son étui, mais les soins que ce dernier lui prodiguait relevaient surtout de la médecine, voire de la chirurgie, et combien de violoncelles ai-je vus dans cet atelier, le ventre ouvert et que, sans le savoir, quelques semaines plus tard, je revoyais et écoutais Salle Pleyel, où j’avais mes entrées par le truchement de relations d’amitié que Jessica entretenait avec une amie violoniste, à peine moins dépressive que le vétérinaire, mais qui, elle, s’adressait à un luthier tout à fait bonhomme et jovial, et dont je ne serais pas étonné d’apprendre, même vingt ans plus tard, que Jessica attisait l’espoir que cette violoniste dépressive, et déprimante, et moi puissions nous unir, et débarrasser par-là Jessica de ce qu’elle devait quand même bien sentir de ma part comme une attirance physique, sexuelle, peut-être même libidineuse et dont elle ne savait que faire, quelques semaines plus tard donc, parfaitement remis et sur pied les violoncelles, et dont je me serais volontiers plu à croire que certains de ces instruments portaient en eux un peu de la mélancolie du luthier ormuzien, tout particulièrement bienvenue dans les mouvements lents, surtout les russes. Jessica ne faisant cependant pas trop la maline quand elle allait chez le luthier et quand ce dernier relevait Grand-Mère pour la tendre à Jessica, cette dernière n’aurait pas essayé sa contrebasse en faisant résonner les premières mesures d’une pièce de Georges Asperghis qu’elle travaillait justement en ce moment, mais bien plutôt elle entonnait le fameux solo de l’Hymne à la joie de Beethoven, une vraie première de la classe dont je ne dirais pas qu’elle trompait son monde, mais entretenait avec ce luthier une relation dont le mensonge, l’absence de franchise et une certaine forme de perversion n’étaient pas tous étrangers, dans des dosages et des concentrations très différents de ceux qui étaient imprimés dans nos rapports de cette amitié qui m’aura laissé frustré, puis interdit et ensuite révolté, et de nouveau, en face de mon écran d’ordinateur relié au réseau, dans un état d’interdiction qui me dégoûtait, tant ce dernier me reliait à un moi, dont je ne pouvais ignorer qu’il ne fut pas très différent de mon moi d’aujourd’hui, donc vraiment moi.

    #qui_ca