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    J. Episode N°16

    Non, personne n’avait le droit de toucher au corps de Grand-Mère, c’était d’ailleurs suffisamment connu dans le milieu des techniciens des salles de spectacle, accueillant ce qu’il y avait de plus radical dans le répertoire contemporain, pour qu’aucun n’ait jamais le culot de déplacer, même un peu, Grand-Mère, ne serait-ce que pour faire passer un câble sous la moquette rase déjà mentionnée, pour brancher qui, un bain de pied, qui, un microphone ou qui encore, quelques instruments électriques, des ondes Martenot, ou électroniques, une console MIDI hirsute de sa vingtaines de jacks, dont l’usage était requis sur certaines pièces plus contemporaines que d’autres, et je n’ose imaginer ce que Jessica avait dû produire de réaction violente et à peine contrôlée si un technicien, nouveau dans le métier, avait commis, même avec soin, le sacrilège, à savoir déplacer, même, un peu, un instrument garé au mauvais endroit, pour que tous dans le métier le sachent aussi tacitement, on ne touchait pas à la Grand-Mère de Jessica. D’ailleurs c’était un tabou absolu, quelque chose qui était su sans en connaître les raisons, dont je me demande cependant si je n’avais pas fini par en découvrir l’épisode originaire, par le plus grand des hasards, des années plus tard, tandis que j’avais eu l’occasion à ne pas rater d’assister à une répétition générale du Château de Barbe bleue de Béla Bartók interprété par l’Orchestre de Paris sous l’absence de baguette de Pierre Boulez, immense cadeau s’il en est que m’avait fait une amie violoniste que de pouvoir assister à cette répétition générale, ce filage impeccable, seul dans l’immense théâtre musical de la ville de Paris — à cette occasion je pouvais même dire que Jessye Norman avait chanté, en hongrois, qu’est-ce qu’on croit, pour moi seul —, sans compter ce coup de génie de Boulez qui avait perché tous les cuivres au quatrième balcon du théâtre musical de la Ville de Paris, théâtre à l’italienne, cuivres qui n’avaient qu’une toute petite partie à jouer, mais quelle ! celle de la scène finale quand Judith, interprétée donc par Jessye Norman, découvre les caves de Barbe bleue et les cellules contenant les restes de ses anciennes épouses, Barbe bleue n’aimant qu’une seule et dévorante fois, et de comprendre que son tour arrivait, c’est alors tout un enfer, un tonnerre de cuivres, qui tombe sur Judith, et j’avais été tétanisé, seul dans le grand théâtre à l’italienne, de sentir cette apocalypse me tomber dessus, par derrière, en quelque sorte, et de fort haut, à la pause duquel filage, me remettant avec peine de cette surprise fort théâtrale, j’avais rejoint mon amie pour l’inviter dans une cantine japonaise voisine, la retrouvant derrière les cintres où les musiciens rangeaient leurs instruments, le temps de la pause, dans des coffres, sous clefs et sous bonne garde, prévus à cet effet, coffres qui étaient par ailleurs ceux-là même qui servaient à l’orchestre lorsque ce dernier partait en tournée, et c’était alors sur les tarmacs des aéroports du monde entier d’étranges cortèges de grandes boîtes noires aux coins argentés et rembourrés, et qui contenaient le poids en fait ridicule — pour des coffres d’une telle dimension — de quelques violons, altos, violoncelles, bassons à palettes, trombones à coulisses, flutes à bec, clarinettes basses, triangles, célesta, sous bascophones et donc contrebasses, cortège qui croisait parfois celui, non moins curieux, du transport de chevaux pur sangs aux noms auréolés de gloire — de telles choses se produisent vraiment en bout de piste, vie grouillante, dont on ignore tout, aux pieds des grands avions, j’en savais quelque chose pour avoir été bagagiste, un petit boulot d’été, ses horaires de nuit, j’avais même appris la signalétique des raquettes au parking, drôle d’impression d’ailleurs que celle de l’obéissance d’un gigantesque Boeing 747, manière de brontosaure des airs, et qui venait se figer pile poil aux pieds du minuscule racketman, dresseur de diplodocus volant —, mais aussi d’animaux sauvages fraîchement capturés et emprisonnés, et dont le reste de l’existence allait connaître des limites immédiates des cages dans des zoos occidentaux, le pur-sang qui venait de gagner je ne sais quelle course qui croisait le dernier tigre de Tasmanie, tandis que le coffre contenant tous les accessoires de percussions, triangles compris, de l’orchestre de Paris, versait lamentablement sur le tarmac — les conducteurs des petits trains de bagages aimaient intéresser leurs courses par de menus paris, il y avait une telle disproportion entre la taille des coffres et le poids plume de la plupart des instruments, que cela trompait souvent les conducteurs de trains de bagages qui viraient trop sec, versant la marchandise, pas la moins précieuse qu’ils transportaient pourtant, des Stradivarius peut-être pas, mais des Vuillaume, au moins un —, le pur-sang apeuré par une telle cacophonie, déjà pas fondamentalement tranquille d’avoir fait la connaissance, il y avait peu, on restait, de part et d’autre, sur son quant à soi, du dernier tigre de Tasmanie, finissait par échapper aux bagagistes, lesquels ne savaient plus trop où donner de la tête entre pourchasser une bestiole mondialement connue pour sa rapidité et qui prenait la direction de la piste en sens inverse d’un long-courrier arrivant de l’autre bout du monde, son commandant de bord ayant cependant, après douze heures de vol, la présence d’esprit et le sang-froid de remettre les gaz, ce qui ne se faisait pas sans bruit, imaginez un peu, quatre réacteurs Pratt and Whitney à pleine puissance, tous les volets ouverts, le dernier tigre de Tasmanie, bien que légèrement sous sédatif, une dose de cheval tout de même, feulant à tout va tandis que c’était désormais le coffre contenant le célesta qui chutât, et tenter de remettre de l’ordre dans toute cette précieuse argenterie, les cuivres n’étaient pas en reste dans ce concert bruitiste improvisé, régnait sur le tarmac un désordre indescriptible, qui pourtant serait consigné dans le cahier de consignes de la tour de contrôle dans le moindre détail parfaitement horodaté, me plaisant à imaginer un pareil capharnaüm en bout de piste, oui je m’égare un peu, des fois je vais trop loin, mais comme j’aurais aimé être le bruiteur d’une telle scène en utilisant le cahier des consignes de la tour de contrôle comme conducteur, n’avait-on pas là une partition parfaite et l’orchestre pour la jouer ? le tout sur fond du tableau final de Barbe bleue de Béla Bartók —, je dois reconnaître que j’ai une certaine prédilection pour le désordre et les scènes de banquet où le pâtissier, apportant la pièce montée, se prend invariablement les pieds dans le tapis — d’ailleurs je crois que dans toute l’histoire du cinéma je ne connais qu’une seule scène de ce genre où la pièce montée arrive sans encombre à la table des convives, Dans la nuit de Charles Vanel, mais alors ne me lancez pas sur ce film génial — d’humeur décidément facétieuse, j’avais fait mine de proposer à mon amie violoniste que nous intervertissions les instruments des coffres encore ouverts et dont les musiciens retenaient que c’était là qu’ils avaient garé leurs montures, pour certains violons de vrais pur-sang, j’avais aperçu un Vuillaume de splendide facture, mais au vernis un peu brillant, dans le logement 4 du coffre C, mon amie violoniste avait souri m’expliquant que j’étais mûr pour travailler dans un orchestre et que longtemps cela avait été une blague pendable, bien qu’un peu éculée et éventée, dans les orchestres, mais que c’était là une tradition, un aimable bizutage, qui était désormais interdit, suite à l’épisode orageux qui avait eu lieu, il y avait une trentaine d’années, lorsqu’une contrebassiste remplaçante était rentrée dans une telle furie, une vraie crise de nerfs ayant nécessité une hospitalisation d’urgence, en ne retrouvant pas sa Grand-Mère sur un quai de gare en province lors d’une tournée, c’était d’ailleurs le soir-même de ce filage de Barbe bleue , reconnaissant sans mal Jessica sous les traits de cette contrebassiste pigiste en crise, de retour dans mon garage-atelier, que j’avais eu cette idée de tenter de retrouver des traces de Jessica sur internet et combien cette recherche avait été aussi peu fructueuse et satisfaisante que le souvenir laissé par notre relation d’une amitié qui s’était délitée. N’obtenant aucun résultat de prime abord, j’avais éteint rapidement, d’autant que le lendemain matin de très bonne heure je devais prendre le train pour un déplacement professionnel à Laon.

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