Wajdi Mouawad : « Je viens d’une histoire qui ne se raconte pas »

/wajdi-mouawad-viens-dune-histoire-ne-se

  • Wajdi Mouawad : « Je viens d’une histoire qui ne se raconte pas »
    http://www.revue-ballast.fr/wajdi-mouawad-viens-dune-histoire-ne-se-raconte

    Rencontre avec le dramaturge, metteur en scène, comédien et romancier libano-québécois.

    « L’artiste, tel un scarabée, se nourrit de la merde du monde pour lequel il œuvre ». Quelque part en haut d’une tour, au fond d’un couloir, dans le bureau du directeur du théâtre de la Colline, autour d’un café. Le dramaturge, né en 1968 à une trentaine de kilomètres de Beyrouth, marque d’ores et déjà le théâtre francophone, fort, depuis les années 1990, de sa trilogie Le Sang des promesses . Littoral , premier opus, porte son titre au singulier ; la suite s’avancera toujours au pluriel : Incendies, Forêts, Ciels, Rêves, Seuls, Sœurs . Puis, plus tard, reprenant Sophocle : Des femmes, Des héros, Des mourants . L’homme récolte les traces laissées par une enfance arrachée à son Liban en guerre ; l’exil est un pays et les choses importantes s’écrivent par effraction — c’est lui qui le dit. Il publia en 2012 le roman Anima : une rupture, dans son œuvre ; une détonation, dans le bourdonnement de la fiction contemporaine : texte polyphonique et brutal où insectes, chats, chiens, serpents, chevaux ou rats content le chemin tortueux, sur le sol nord-américain, d’un homme à la recherche du meurtrier et du violeur de sa femme. « Les bêtes gardent les yeux ouverts », rappela Mouawad. Et les animaux d’observer les humains tout au long de ses pages — qui tracent le fil de la présente rencontre —, sentant leurs odeurs, décrivant leurs gestes et leurs rituels : alors se brouille l’humanité.

    Vous avez, dans Anima , donné voix à l’un des plus beaux personnages de la littérature : un loup. Dans votre roman, qui affiche parfois une grande violence, cet animal éponge l’horreur et réinsuffle de l’espoir. Pourquoi ce choix ?

    (Long silence) Je pense qu’il y a dans le regard que je porte sur les animaux, en particulier sur les animaux solitaires, une distance que je projette — comme s’il y avait une absence totale de jugement ou de morale. Une distance qui n’est pas un recul ni une indifférence : c’est comme si, à la place de la morale, il y avait une affection instinctive envers ceux qui portent une sincérité. Dans ce roman, ce qui fait en sorte que cet animal s’attache à cet homme, c’est qu’il sent profondément qu’à l’époque de la naïveté de l’enfance, quand l’homme était encore simplement dans l’ouverture au monde — et tout enfant qui vient est ouvert au monde, dans un total désir du monde, dans une acceptation, dans une sorte d’amour du monde qui n’est pas de la naïveté, plutôt une conviction que le monde est grand, que la vie est une aventure merveilleuse et qu’il ne peut pas se douter que le mal existe, cette conviction a été, de manière trop brutale, renversée. À ce moment-là, la conscience humaine porte en elle une mélancolie à jamais marquée. J’ai le sentiment que ces animaux solitaires, qui sont eux-mêmes des animaux unanimement « inquiétants », perçoivent tout ça… et pour une raison un peu fantasmée que je ne peux pas m’expliquer, j’ai le sentiment qu’une sorte d’amitié peut naître entre ces animaux, qui sont les « méchants » dans la littérature, et ces êtres profondément blessés. Lorsqu’ils se rencontrent, l’animal reconnaît la fraternité plus que l’homme, qui n’a plus ce flair-là. Mais ce que je vous dis, c’est une tentative pour répondre à la question… En me la posant, vous m’obligez à rationaliser quelque chose que je n’avais pas rationalisé du tout, qui n’était qu’un instinct d’écriture auquel je n’avais jamais réfléchi réellement. Ce n’est que maintenant que l’instinct prend l’ascenseur et monte au cerveau. Dans ma réponse, il faut donc en prendre et en laisser