• J – 49 : L’expérience a déjà été tentée et elle semble sans cesse rapporter les mêmes résultats. Demandez à un ou une soliste mondialement reconnus pour la finesse de leurs interprétations de grands classiques d’aller les jouer habillé comme une jeune personne qui ferait la manche dans les couloirs du métropolitain et ce seront des centaines et des milliers de passagers qui passeront devant qui, en maintenant les écouteurs de son baladeur musical plus fermement enfoncés, qui en ne les remarquant même pas, qui en les bousculant tout à la consultation frénétique de sa messagerie, et qui en laissant tomber quelques pièces de monnaie dans l’escarcelle d’une personne pas exactement dans le besoin puisque, le soir même, elle joue devant le public de telle ou telle grande salle philharmonique. Tout serait donc une histoire de contexte.

    Les deux cinéastes argentins, Mariano Cohn et Gastón Duprat, semblent en faire le motif même de leur cinéma. Ainsi L’Artiste mettait en scène un auxiliaire de vie d’une personne mutique si ce n’est autiste qui par ailleurs avait une production de dessins très intense, lesquels finissaient par trouver le chemin des cimaises avec un retentissant succès parce que l’auxiliaire de vie s’appropriait les œuvres en question et dans l’Homme d’à côté , un designer prétentieux, n’ayant, finalement, produit qu’un seul objet, un fauteuil, mais vendu à des millions d’exemplaires dans le monde, vivait désormais de la rente de ca fauteuil auréolé dans l’unique construction du Corbusier dans toute l’Amérique latine, le roi n’était pas son cousin et il toisait le monde avec toute la morgue d’un parvenu qui se croyait à la fois fort et cultivé, jusqu’au jour où un voisin sans éducation décide de percer une ouverture dans le mur de vis-à-vis de cette fameuse demeure d’architecte : s’engage un bras de fer remarquable entre les deux hommes, l’un sûr du pouvoir que lui confère son statut social, l’autre, sourd aux arguments culturels et bon vivant, viveur, ne pouvant absolument pas comprendre où est le mal de cette ouverture.

    Avec Citoyen d’honneur c’est de nouveau la même confrontation d’échelles de valeurs qui ne sont pas compatibles. Un prix Nobel de littérature, rien que cela, argentin, la soixantaine sémillante, qui écrit depuis quarante ans des romans qui ont pour toile de fond son petit village natal de Salas en Argentine, dans les très lointains faubourgs de Buenos Aires, dans lequel il n’est plus jamais retourné depuis quarante ans, il vit désormais en Europe, à Barcelone, et finit par accepter, après avoir refusé, l’invitation de la municipalité de sa ville natale de faire de lui un citoyen d’honneur, et on voit bien qu’il y a une certaine forme de perversion à cette décision.

    Le choc des cultures est en marche, d’abord producteur de monstres fort désopilants, ainsi le petit diaporama en guise de bienvenue dans la salle des fêtes de la mairie, puis des retrouvailles avec l’ancienne petite amie désormais mariée avec l’ancien camarade de classe mais avec une maestria impressionnante ce qui tient d’abord du burlesque (le diaporama) pour ce qui est de ces moments de gêne, graduellement se colore de teintes nettement plus sombres, le refoulé refait surface, il est monstrueux, c’est l’escalade, on voit bien comment la chose va mal finir. Elle finit mal. A-t-elle, en fait, commencé ? Est-elle fiction ou le récit est-il réel ? Quelle importance ? semble dire le personnage principal devenu odieux, le prix Nobel, en conférence de presse : la leçon de morale est en fait ouverte, chacun fait son miel avec ce qu’il trouve dans cette fin ouverte, est-on du côté de la fiction et on est en droit de se questionner de ce que se permet l’auteur avec les habitants de Salas, croit-on que le récit soit véritable et alors on doit s’interroger sur sa propre crédulité.

    Et la force de ce film étant que quelle que soit la façon dont on déconstruit le récit ses ingrédients sont également répartis dans les deux colonnes, la cause de la fiction et celle du réel. Finalement ce qui fait, ou non, pencher la balance d’un côté ou de l’autre c’est une manière de dimension supérieure des scènes en question, l’éclairage peut-être et la façon dont on y est sensible, ou encore le cadrage, ce qui est dedans et ce qui reste à ses bords. Bref du cinéma. Du très bon. De ce cinéma qui raconte un récit en se servant de la perception de son spectateur.

    #qui_ca