Je te copie colle un truc que j’avais écrit il y a six ou sept ans, je crois que c’était à propos de ma première confrontation Lean, ça m’amuse de le lire aujourd’hui.
Voilà bien, je crois, ce qui me dégoûte le plus dans la langue de la domination, c’est la phagocie pure et simple qu’elle fait de la langue de ce quelle asservit.
Prenez par exemple cette nouvelle méthode que l’on nous impose en ce moment à mon travail. Je vais passer, parce qu’elles sont évidentes et si peu difficiles à relever, sur les étonnantes possibilités de flicage du labeur que permet l’outil qui sera désormais le notre. Non, ce qui me heurte, d’autant plus que je sens bien que je suis le seul que cela dérange, c’est cette notion de travail divisé en trois types de tâches. Les tâches les plus faciles (et souvent les plus nombreuses à exécuter). Les tâches qui demandent un peu de compétence, et les tâches qui requièrent une vraie compétence et de l’expérience, de par leur complexité et souvent leur rareté d’apparition.
Ce que je viens de vous décrire vous paraît assez simple et compréhensible ? Donc il y a la routine, l’inhabituel et le très inattendu, ou toute forme de gradation que vous souhaiterez utiliser pour envisager les différentes tâches qui sont les vôtres à votre travail. Et bien dans mon entreprise, on a décidé de donner des noms à ces trois types de tâches. Les plus simples sont du rythme, ce qui est un peu plus compliqué du blues et le complexe relève du jazz.
Et dans l’esprit de ces personnes qui se succèdent devant le rétroprojecteur pour nous expliquer cette méthode géniale dont ils sont devenues les apôtres dans la très grande société, tout ce qu’on fait relève obligatoirement de l’une de ces trois catégories. Ils n’en démordent pas. J’ai beau tenter, au cours de cette réunion, de leur expliquer que sans doute c’est un peu moins ternaire que cela, que le monde n’est pas divisé comme cela en deux types de catégories de personnes, celles qui pensent que pour tous les sujets il existe deux types de personnes et celles qui ne pensent pas pouvoir résumer ainsi l’humanité, que dans tout ce que nous faisons, surtout le week end, il y a une immense catégories d’OVNIs, de tâches qui nous incombent qui nous surprennent encore un peu tant elles paraissent très peu répertoriées dans nos procédures, ce sont mes préférées évidemment, parce que ce sont dans de telles situations que l’on doit faire preuve d’imagination pour s’en sortir.
Rien à faire soit c’est du rythme, soit c’est du blues, soit c’est du jazz.
Longtemps par ailleurs que j’ai fini par intégrer aussi que ce n’est pas si grave que cela que dans mon entreprise de broyage de l’intelligence, il soit fréquent que les projets sur lesquels nous travaillons reçoivent des noms d’artistes ou de poètes, Rodin, Verlaine, d’autres encore.
Donc toi, m’interroge l’examinateur, tu es Philippe De Jonckheere, le chef d’équipe du week end c’est bien ça ?
-- Oui, c’est bien ça.
-- Et ce que tu fais cela relève plutôt du blues ou du jazz ?
-- Non, moi c’est uniquement pour le free jazz qu’on m’appelle.
Tête du responsable de la formation.
-- Qu’est-ce que tu entends par free jazz ?
-- Non rien, je disais juste cela pour rire (des fois je suis lâche au travail, d’un autre côté je ne me voyais pas expliquer à ce cadre en bois le principe du double quartet d’Ornette Coleman et sa pochette avec la reproduction de Pollock dessus, il ne pourrait pas comprendre).
Et ça m’énerve. Ces types-là se sentent tellement dans leur bon droit.