• Les bannis du caddie - Le Temps
    https://www.letemps.ch/suisse/2017/05/19/bannis-caddie

    *

    Les bannis du caddie*

    En Suisse, ceux qui volent ou troublent l’ordre public peuvent être exclus des supermarchés durant des années. Et sévèrement punis s’ils tentent d’y pénétrer. Enquête sur une pratique qui a le vent en poupe

    Jérémy* se balade dans les rues de Genève. En ce 25 mars 2017, le ciel est grisâtre mais par chance, il ne pleut pas. Deux jours auparavant, ce Français domicilié à Bourg-en-Bresse a fêté ses 35 ans. Le jeune homme, qui touche l’aide sociale en France, étend son pas dans les rues basses et pousse la porte de la Coop City Fusterie, située rue du Commerce. Quelques minutes plus tard, Jérémy se fait arrêter puis mettre en détention aux « Violons » (cellules de commissariat) de l’Hôtel de police, boulevard Carl-Vogt.
    Une pratique discrète, mais répandue

    Ce jour-là, Jérémy n’a commis d’autre crime que d’entrer dans ce supermarché alors qu’il n’en avait pas le droit. Il sera condamné le lendemain à 300 francs d’amende, ainsi qu’à payer 250 francs de frais de procédure, selon l’ordonnance pénale émise par le Ministère public genevois le 26 mars dernier, et que Le Temps a pu consulter. En droit, le Français s’est simplement rendu coupable de « violation de domicile ».

    Notre enquête dévoile une pratique aussi discrète que répandue : l’interdiction de supermarchés visant une population de petits voleurs récidivistes, de sans papiers, de marginaux et de personnes psychologiquement fragiles. Des damnés de la terre devenus bannis du caddie – parce que les supermarchés, avant d’être des lieux publics, sont des endroits privés dont on peut être exclu presque sur un claquement de doigt.

    En deux mois, dans les cantons de Genève et de Vaud, une quinzaine de condamnations ont été prononcées contre ceux qui enfreignent des interdictions d’entrée

    En Suisse, l’article 186 du Code Pénal punit « celui qui, d’une manière illicite et contre la volonté de l’ayant droit, aura pénétré dans une maison, dans une habitation, dans un local fermé […] ». Les centres commerciaux, tout comme les casinos ou les stades de football, peuvent décider d’interdire l’accès à la personne de leur choix au motif qu’elle « trouble l’ordre et la tranquillité », comme le dit l’article 52 de la Loi sur les établissements publics (LEPu).
    Abonnez-vous à cette newsletter
    A la Une

    A 7h tous les matins, sept articles sélectionnés par la rédaction du Temps
    exemple

    Sur Internet, les associations de commerçants mettent en ligne un formulaire-type. Il suffit de le télécharger et de l’envoyer à la personne visée par l’interdiction pour que la décision soit officielle. Parfois, une copie de ce formulaire est envoyée à la police cantonale, mais cela n’est pas obligatoire. L’interdiction dure en général de un à trois ans.
    Une miche de pain, un mois de prison

    Cette procédure est courante. Coop, Manor et Migros, notamment, en sont parfaitement familiers : des interdictions d’entrée sont émises tous les mois par ces enseignes. Ainsi, dans les ordonnances pénales rendues depuis deux mois dans les cantons de Genève et de Vaud et que nous avons pu consulter, plus d’une quinzaine de condamnations concernait des personnes faisant l’objet de telles interdictions.

    Cette mesure est censée être préventive, mais elle peut parfois donner lieu à l’effet inverse, soit une multiplication des procédures qui accablent le sujet
    Pascal Rytz, avocat

    Parmi les cas récents se trouve celui de Khaled*, 43 ans, sans domicile fixe. Le 1er avril dernier, celui-ci « pénètre sans droit chez Manor à Genève, alors qu’il fait l’objet d’une interdiction d’entrée dans le commerce pour une durée de 3 ans » depuis le 10 mars 2017, est-il écrit dans l’ordonnance signée par la procureure Alexandra Jacquemet le jour même. Ce n’est pas le seul crime de Khaled : ce jour-là, chez Manor, ce SDF dérobe « une miche de pain pour un montant de 3.60 ». L’homme, d’origine algérienne, a été immédiatement condamné à un mois de prison ferme, ainsi qu’à s’acquitter des frais de procédure, évalués à 250 francs. Interrogé sur cette affaire, Manor répond ne pas vouloir faire de commentaire.

    Dans cet exemple, comme dans d’autres, l’interdiction d’entrer vient s’ajouter à d’autres délits et aggrave la peine du coupable. « Elle induit un effet d’engrenage, relève Pascal Rytz, avocat dans les cantons de Genève et Vaud. Cette mesure est censée être préventive, c’est-à-dire empêcher que la personne qui y est soumise ne récidive. Mais elle peut parfois donner lieu à l’effet inverse, car celui qui ne se soumet pas à la volonté de l’ayant droit et commet par exemple un vol sera encore plus sévèrement puni, en raison du concours d’infractions. »
    Un nombre de cas « insignifiant »

    Combien de personnes, en Suisse, sont interdites de supermarché ? Impossible de le savoir – les trois enseignes que nous avons interrogées, Migros, Coop et Manor, ne communiquent pas les chiffres. Et se défendent de toute discrimination. « Fondamentalement, notre clientèle est honnête et respectueuse du personnel, relève Ramon Gander, porte-parole de la Coop. Cela n’arrive que très rarement que nous prononcions des interdictions d’entrées et cela n’a lieu qu’en tout dernier recours. »

    A la Migros, Aurélie Deschenaux « ne donne pas de chiffres, en revanche, nous pouvons dire que, comparé aux 344,8 millions de tickets de caisse de caisse imprimés chaque année, le chiffre est insignifiant… » En 2015, 6595 condamnations ont été prononcées en Suisse pour violation de la propriété privée, selon l’Office fédéral de la statistique. Une minorité concernait probablement les centres commerciaux du pays.

    L’interdiction d’entrer dans ces supermarchés n’est pas théorique. Les enseignes se donnent les moyens de la faire respecter. Si Jérémy a pu se faire arrêter le 25 mars dernier, et Khaled le 1er avril, c’est que dans chaque magasin, les services de sécurité possèdent la liste des indésirables et sont chargés de les refouler s’ils entrent, quitte à ce que l’échange soit musclé. Souvent, il s’agit d’agents employés par Securitas, qui appliquent les consignes du supermarché.
    Punition par exclusion

    Il arrive également que les bannis du caddie soient interdits simultanément de pénétrer à plusieurs endroits. Comme Esmeralda*, une Lausannoise née en 1967, exclue du centre commercial Métropole, mais aussi de la Migros de Sévelin et de celle du Flon. L’interdiction émise par une enseigne concerne en effet souvent tous les magasins de cette enseigne situés dans le même canton.

    Pour la personne concernée, cette mesure a un impact existentiel. En la privant d’accès aux rayons des supermarchés, on ne l’empêche pas seulement de faire ses courses. On l’écarte aussi de ce lieu de consommation, et par extension, de vie, qu’est le supermarché. C’est une punition par l’exclusion, qui renforce la marginalisation.

    Ceux qui sont mis au ban des supermarchés sont souvent impossibles à joindre. Mais notre enquête révèle des profils divers. D’abord des étrangers sans-papiers, hommes ou femmes, célibataires ou pères de famille, qui ont en général commis un larcin au sein du magasin, parfois anecdotique, mais qui peut aussi atteindre des montants plus importants, de l’ordre de plusieurs centaines de francs, surtout lorsqu’il s’agit de parfums ou de vêtements de marque. Une partie d’entre eux sont des récidivistes. Il s’agit de personnes en grande difficulté qui souffrent parfois d’une dépendance à la drogue.
    Réflexe judiciaire

    Dans d’autres cas, ce sont simplement des gens fragiles. Il en va ainsi de Nicolas*, domicilié à Lausanne, qui fait actuellement l’objet d’une interdiction de pénétrer dans le centre Métropole 2000 situé près du Pont Chauderon. Il a été condamné le 9 mars à 15 jours de prison.

    Depuis quelques années, Nicolas commet des petits vols, ce qui l’a conduit à se faire exclure de plusieurs supermarchés dans le canton. A chaque fois, les infractions sont mineures, mais elles se multiplient. Et la violation de domicile vient alourdir à chaque fois la peine.

    Il arrive, dans des cas exceptionnels, que nous revenions sur notre décision
    Piero Pastore, directeur romand de Privera

    C’est la société immobilière Privera qui est responsable de Métropole 2000, avec 34 autres centres commerciaux dans toute la Suisse. Le directeur romand de Privera, Piero Pastore, émet des interdictions de ce type une à deux fois par mois envers des « personnes mal intentionnées », explique-t-il. Si celles-ci violent cette interdiction, il porte systématiquement plainte à la police. Piero Pastore estime que cette démarche est normale pour maintenir l’ordre au sein de sa grande surface.

    « Il arrive, dans des cas exceptionnels, que nous revenions sur notre décision, explique-t-il. Une fois, une personne âgée soumise à une interdiction nous a expliqué qu’il était très important qu’elle puisse accéder au centre pour y faire ses courses. Elle nous avait dérobé des produits pour un montant total d’une cinquantaine de francs. Elle a rédigé des lettres d’excuse, remboursé le montant du préjudice, et nous l’avons autorisée à venir à nouveau. Mais cela n’arrive pas souvent. »
    L’arsenal s’étend

    Bannir quelqu’un d’un supermarché, d’un café, d’un magasin de vêtements est courant. Mais pour l’avocat Pascal Rytz, cette mesure devrait être de plus en plus utilisée par les autorités judiciaires, qui ne veulent plus remplir les prisons avec des délits mineurs et cherchent d’autres moyens de surveiller les coupables et empêcher qu’ils ne récidivent. Interdire l’entrée, c’est une autre manière de les contrôler.

    Récemment, un nouvel outil juridique est venu compléter l’arsenal déjà existant. L’article 67 b du Code Pénal, en vigueur depuis 2015, étend la notion d’interdiction d’entrer dans une zone géographique déterminée. Exclusion sociale, exclusion spatiale.

    *Nom connu de la rédaction
    Continuez votre lecture
    Genève Nouvelle enquête autour d’un marchand d’art genevois
    Justice L’ex-ministre israélienne Tzipi Livni n’est plus tranquille, même en Suisse
    Etats-unis La police américaine vante ses actes d’héroïsme
    PetroSaudi Scandale 1MDB : le témoin clé Xavier Justo charge son ancien employeur
    Justice Deux entreprises suisses au cœur d’une fraude à l’aluminium
    Portrait Valentin Landmann, l’avocat aux mauvaises fréquentations

    Partager Tweeter Partager

  • « Les bannis du caddie » - Le Temps
    https://www.letemps.ch/suisse/2017/05/19/bannis-caddie

    En Suisse, ceux qui volent ou troublent l’ordre public peuvent être exclus des supermarchés durant des années. Et sévèrement punis s’ils tentent d’y pénétrer. Enquête sur une pratique qui a le vent en poupe.

    Ce jour-là, Jérémy n’a commis d’autre crime que d’entrer dans ce supermarché alors qu’il n’en avait pas le droit. Il sera condamné le lendemain à 300 francs d’amende, ainsi qu’à payer 250 francs de frais de procédure, selon l’ordonnance pénale émise par le Ministère public genevois le 26 mars dernier, et que Le Temps a pu consulter. En droit, le Français s’est simplement rendu coupable de « violation de domicile ».

    Notre enquête dévoile une pratique aussi discrète que répandue : l’interdiction de supermarchés visant une population de petits voleurs récidivistes, de sans papiers, de marginaux et de personnes psychologiquement fragiles. Des damnés de la terre devenus bannis du caddie – parce que les supermarchés, avant d’être des lieux publics, sont des endroits privés dont on peut être exclu presque sur un claquement de doigt.

    La police privée progresse... ;(

    #police_privée #pauvreté #exclusion