Ils habitent à Paris, mais ne vivent qu’entre eux. Ils sont environ 3 000 à faire partie de « La Famille », née en 1892 dans la capitale, qui a choisi d’être endogame. Cette communauté regroupe huit familles, qui ne se marient qu’entre elles depuis sa création. Son cœur est situé depuis le 19ème siècle dans le 11ème arrondissement et l’est de Paris.
Après un an et demi d’enquête, la journaliste Suzanne Privat a publié mi-avril 2021 La Famille, itinéraires d’un secret, livre dans lequel elle remonte le fil de cette famille hors-normes. Des vies régies par des règles qui se sont en partie adoucies au fil des décennies, mais qui ont une emprise puissante sur l’existence de ses membres.
Actu : Suzanne Privat, comment vous êtes-vous lancée dans cette enquête ?
Suzanne Privat : C’est d’abord une découverte personnelle, en regardant les photos de classe de mes enfants. J’ai vu d’années en années de multiples cousins apparaître. Ma fille m’en parlait, m’expliquait qu’ils restaient un peu entre eux, n’allaient pas aux sorties. J’en ai parlé avec des copines qui ont des enfants du même âge et elles avaient constaté la même chose dans un autre collège, avec un élève qui avait une quinzaine de frères et sœurs. Puis c’est devenu une discussion de quartier, où tout le monde les connaissait sans savoir qui ils étaient. J’ai recherché deux des noms sur internet et j’ai découvert des actes de naissance vieux de 150 ans localisés à l’endroit où j’étais, rue de Montreuil. En cherchant, j’ai trouvé de plus en plus de traces.
Dans un reportage de France Culture sur le kibboutz créé à Pardailhan (Hérault) dans les années 1960, un témoin disait que cette communauté existait encore. Ça m’a interpellée. J’ai fini par retrouver cet homme, qui avait créé une page Facebook rassemblant documents d’archives et témoignages. C’est Antoine dans le livre, un ancien membre de "La Famille". Il l’a quittée, mais ses enfants et sa femme y vivent toujours. Antoine mène un combat acharné pour faire entendre que les enfants qui grandissent dans la communauté sont coupés du monde et privés de liberté de pensée. Grâce à lui et à une autre personne issue de "La Famille" qui avait reconstitué la généalogie, cette histoire dingue et incroyable m’a été livrée sur un plateau. Je n’ai eu qu’à tout mettre bout à bout pour la reconstituer et comprendre comment ça pouvait exister chez moi, entre Bastille et Nation.
Le reportage de France Culture sur le kibboutz créé à Pardailhan (Hérault) dans les années 1960 est à retrouver ici.
Les frères Bonjour et Jean-Pierre Thibout, aux origines de "La Famille"
Né au 17ème siècle, le jansénisme se développe avec les "convulsionnaires" autour de l’église Saint-Médard, où le diacre François de Pâris est enterré et dont la tombe serait miraculeuse. Interdit par Louis XV en 1733, le mouvement devient clandestin. En 1791, les prêtres et frères Claude et François Bonjour s’installent à Paris, où ils rencontrent Jean-Pierre Thibout. Le fils de François Bonjour, Élie, naît en 1792 rue de Montreuil. Il est qualifié de "saint prophète" par les "bonjouristes". En 1819, Jean-Pierre Thibout fonde "La Famille", mariant ses enfants à ceux de François Havet. Tous deux, dans un bistrot de Saint-Maur, ont affirmé avoir posé deux pièces sur une table et qu’une troisième serait apparue, celle du Saint-Esprit. En 1892, Augustin Thibout décide de fermer "La Famille" par des mariages entre huit familles, qui perdurent. Il est impossible d’y entrer.
Pourquoi "La Famille" s’est-elle coupée du monde ? Est-ce une secte ?
SP : Aux origines, il y a la mystique janséniste convulsionnaire, un courant religieux né au 18ème siècle. Le jansénisme s’est construit en réponse aux Jésuites, en estimant que le catholicisme papal était devenu trop ostentatoire, temporel, en abandonnant les idéaux spirituels. Les membres de "La Famille" sont persuadés que la fin des temps arrivera, qu’ils sont les élus de Dieu, qu’ils ont la grâce que les autres n’ont pas, donc qu’ils ne doivent pas se laisser contaminer par les mœurs du monde. "La Famille" est un univers fermé et tout ce qui est en dehors est infréquentable. Ça n’empêche pas les rapports avec d’autres humains, mais les liens d’amitié avec les gens "du monde" (la "gentilité" pour eux, ndlr) sont réprouvés. Ceux qui travaillent ont des collègues, avec qui ils peuvent avoir des liens de sympathie, mais pas d’amitié.
Ils attendent patiemment la fin du monde, mais ce ne sont pas des gens qui vont se suicider demain pour obtenir la grâce de Dieu. Il n’y a pas de millénarisme actif comme dans certains mouvements sectaires. Il n’y a pas de centralité, pas de clergé, pas de gourou, et ils ne représentent aucun danger pour la société. On ne peut donc pas les rapprocher de la notion de secte, étant entendu que cette notion n’existe pas sur le plan juridique en France. Mais le groupe répond tout de même à certains des critères qui définissent les dérives sectaires, comme la sujétion psychologique et surtout l’endoctrinement des enfants. La Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), s’est intéressée au cas de "La Famille" en 2017 à travers une note mais cette structure est dénuée de pouvoir d’investigation, donc ça n’a débouché sur rien. Mais il n’y a pas de prise juridique, il n’est pas interdit de se marier entre cousins*.
Quelles sont les contraintes imposées aux membres de "La Famille" ?
SP : L’endogamie stricte, sans union à l’extérieur, est la contrainte qui a le moins évolué, parmi celles fixées par "mon oncle Auguste", Augustin Thibout, en 1892. Les contraintes d’humilité, de pratique religieuse ou de décence dans les vêtements sont respectées à des niveaux variables. Les plus traditionnalistes, ils sont environ une centaine, suivent encore les contraintes fixées au 19ème siècle et ne mettent pas leurs enfants à l’école. Des tantes, les femmes célibataires, leur font la classe. La grande majorité des enfants sont scolarisés. C’est varié d’une famille à l’autre. Avec la contrainte de s’épouser entre cousins à l’âge adulte, les injonctions à rester à l’écart sont constantes pour les enfants. Ça va de "rentre vite après l’école" à "tu n’y vas pas". Un enfant de 13 ans que je connais de vue a le droit d’aller à la bibliothèque avec un ami, c’est le maximum, une avancée énorme. En revanche, il ne peut pas inviter son copain à la maison, ni aller chez lui.
Au départ, il était interdit aux garçons d’être patron, employé ou contremaître, et les filles ne devaient pas travailler. Les règles ont-elles évolué depuis 1892 ?
SP : Il y a eu une ouverture très progressive, à partir des années 1960 et 70. Des ouvriers ont eu des postes à responsabilité, sont devenus agents de maîtrise, ce qui n’était pas du tout autorisé. Aujourd’hui, il y a toujours un attachement aux métiers manuels, à la volonté de fabriquer quelque chose. La majorité des métiers sont liés à l’artisanat ou la technique : il y a des architectes, designers, beaucoup de frigoristes ou d’électriciens, des artisans d’art bronziers ou ébénistes... Ceux qui ont 55 ans aujourd’hui et qui ont des responsabilités ont commencé en bas de l’échelle, certains se sont construits de belles carrières.
Les femmes de la même génération sont nombreuses à ne pas travailler. Elles ont consacré leur existence à élever leurs enfants. C’est du boulot, quand on en a 6, 10 ou 16 ! Certaines sont employées dans les commerces du quartier, en particulier sur les marchés, dans les supermarchés du coin, ou travaillent dans la couture. Cette tradition de la couture a la vie dure, d’ailleurs. De nombreuses filles de "La Famille" s’orientent encore vers ces métiers ou vers des filières apparentées comme la maroquinerie ou certains métiers d’art, et certaines travaillent dans de grands noms de la mode française.
Vous avez échangé avec des "dissidents" ayant quitté "La Famille", pourquoi sont-ils partis ? Avez-vous pu interroger des personnes restées ?
SP : Antoine est le seul dissident que j’ai rencontré physiquement, nous avons beaucoup parlé. J’en ai eu d’autres par téléphone. C’est très difficile d’estimer le nombre de personnes étant parties, certains l’ont fait sans le revendiquer. Il n’y a pas de déclic commun, mais la rencontre amoureuse hors de "La Famille" est le modèle dominant, avec la volonté de s’affranchir d’un carcan idéologique et psychologique. Certains ont juste voulu faire autre chose, mais sont encore marqués par l’éducation reçue, 15 ou 20 ans après. Dans ceux qui sont partis, une part non négligeable défend encore ce mode de vie, mais beaucoup ont vécu le départ de manière douloureuse, se retrouvent seuls et n’arrivent pas à se reconstruire. Quand ils partent, ils abandonnent tout ce qu’ils ont, à commencer par leur famille, au sens premier du terme.
Pour ceux toujours dans "La Famille", j’ai beaucoup cherché sur les réseaux sociaux, et j’ai trouvé des comptes Instagram et Facebook ouverts au public. Ils n’imaginaient pas que d’autres regarderaient, ce qui m’a permis de raconter de façon contemporaine une histoire vieille de 200 ans, comme si j’avais une caméra sur l’épaule. Comme mon travail est d’abord de la littérature, j’ai réuni ce que j’ai vu pour construire mon personnage. J’ai voulu montrer ces vies en équilibre entre le monde extérieur et le leur, les doutes.
Suzanne Privat, autrice du livre
Suzanne Privat, autrice du livre « La Famille, itinéraire d’un secret » paru mi-avril. (©Chloé Vollmer-Lo / Les Avrils)
La modernité des réseaux sociaux n’est pas opposée à leurs croyances ?
SP : Ils utilisent les réseaux sociaux comme un lien privilégié entre eux, pas avec le reste du monde. Les commentaires sur les posts sont à 90 % ceux de membres, parfois 100 % des amis qu’ils ont sur leurs comptes sont de "La Famille". Ils ne restent jamais seuls et restent entre eux, c’est prégnant dans leur histoire, car seul on pense trop, ils le disent eux-mêmes et cette philosophie perdure. Ils chantent, font la fête et prient ensemble. Ils sont souvent plusieurs sur leurs photos de profil. Trois garçons avaient la même photo de profil, je ne savais pas qui était qui ! Quand l’article du Parisien est sorti en juin 2020, ça a été un choc pour eux, ça les a amenés à comprendre qu’ils n’était pas seuls sur Terre et du jour au lendemain, tous les comptes sont passés en privé. La médiatisation a accentué le huis-clos.
L’article du journal Le Parisien de juin 2020.
La rue de Montreuil, lieu de naissance du "saint prophète" Élie, est-elle toujours le centre de leurs croyances ? Existe-t-il des implantations en dehors de la région parisienne ? Comment s’articule la vie du groupe ?
SP : Ils sont toujours cantonnés dans les 11ème et 12ème arrondissements, et de plus en plus dans le 20ème arrondissement car c’est le moins cher. Il y a aussi des émanations à Montreuil, Noisy-le-Grand, Rosny-sous-Bois et Bagnolet (Seine-Saint-Denis). En 1960, le kibboutz de Pardailhan était une dérive sectaire, avec Vincent Thibout à sa tête. C’est lui qui avait emmené des membres de "La Famille" (environ 80, ndlr) mais il a été écarté au bout d’un an parce qu’il avait tendance à s’approcher de très près des filles, même tout juste pubères. Au bout de trois ans, les autres ont arrêté, ils étaient ouvriers pas agriculteurs. Il reste, à Malrevers (Haute-Loire), un héritage lié à Vincent Thibout. On y retrouve un chef comme dans une secte, les enfants n’ont pas eu le droit d’aller à l’école pendant les 30 premières années et subissaient des violences assez terribles. Le chef a été condamné à de la prison ferme et les sévices ont semble-t-il cessé, mais il garde la main sur la vie de la communauté. D’autres émanations aussi liées à Vincent Thibout existent dans l’Oise ou dans la Meuse, où il est enterré. On m’a même dit que sa tombe est veillée nuit et jour car il a dit qu’il reviendrait.
À Paris, le véritable cœur de "La Famille", c’est leur propriété de Villiers-sur-Marne (Val-de-Marne) que "mon oncle Auguste" a acquis et qu’ils ont agrandi par rachats successifs. C’est un grand pâté de maisons avec un immense terrain central où ont lieu toutes les fêtes. Mais ne pensez pas qu’on s’y contente de cantiques, c’est une communauté très festive où on aime le gros rock qui tape et "La Famille" compte même plusieurs groupes constitués qui donnent des concerts l’été ! Ils ont tout un programme de réjouissances tout au long de l’année, avec des événements sportifs, des festivals ou des sorties au Château de Versailles. Vers 16 ans, ils sont encouragés à aller au bar le soir, à des concerts, en festival ou chez les uns et les autres pour des teufs. Tant qu’ils se fréquentent le plus possible entre eux, ce n’est pas un souci. L’idée, c’est que les liens se resserrent pour qu’ils trouvent l’amour de leur vie. Il y a peu de chances qu’ils se défassent, le divorce n’est pas toléré.
Cette consanguinité génère-t-elle davantage de maladies ou de mortalité ?
SP : Certaines pathologies rares sont fréquentes, notamment le syndrome de Bloom, qui génère des cancers précoces et dont les joues rouges sont un signe. Il arrive que des enfants meurent de cancer, ou que des fratries entières soient décimées entre 40 et 50 ans, tous à la suite de cancers. Dans mon livre, j’évoque le cas des Pincemin, l’une des plus grosses familles de "La Famille" : sur les 20 dernières années, leur moyenne d’âge au décès est de 58 ans, c’est 21 ans de moins que la moyenne nationale. Il y a aussi une surreprésentation d’autres pathologies : des omphalocèles à la naissance, avec l’intestin grêle qui sort de l’abdomen, des polydactylies avec des doigts en plus, de l’hémophilie qui est héréditaire ou des problèmes cardiaques. À cela s’ajoute l’alcoolisme, qui n’est pas une généralité mais un problème fréquent. Dans certaines familles, cela a des proportions pathologiques, parfois avec des conséquences sur les enfants d’un alcoolisme fœtal. Mais attention, je ne dis pas que "La Famille" n’est constituée que de gens malades ou handicapés. Juste que c’est un bocal clos, dans lequel les problèmes peuvent se développer plus rapidement qu’ailleurs. Il y a des familles entières ou tout se passe très bien sur le plan physique, et d’autres qui semblent tirer les mauvais numéros de la loterie.
Ils savent que c’est lié à leur mode de vie et que leur patrimoine génétique ne va pas s’améliorer. Génétiquement, c’est très chaud : il y a parfois plus de 15 % de consanguinité et jusqu’à 16 ancêtres communs dans certaines familles. Ils en souffrent et ne sont pas à l’aise avec cette consanguinité, ils savent que ce n’est pas souhaitable. Je sais qu’ils font attention et qu’ils évitent les unions trop proches aujourd’hui. Mais quand le drame arrive et que des enfants ont des pathologies, ils l’acceptent, prennent soin du concerné et continuent même quand une fratrie entière est atteinte de troubles.
Cette enquête sur "La Famille" a-t-elle laissé des traces chez vous ? Avez-vous eu des retours de membres ? Envisagez-vous une suite ?
SP : J’ai toujours un intérêt qui est là, mais ce n’est pas obsessionnel. Ce n’est pas comme pendant la période de recherches, où je regardais tous les gens dans la rue et scrutait les réseaux sociaux plusieurs fois par jour. Des membres de "La Famille" ont discuté entre eux du livre, pour dire que ce qui y est dit est assez vrai, même s’ils me reprochent une vision outrancière, qu’ils estiment être le reflet des positions de ceux qui sont partis, en particulier d’Antoine. On ne peut pas nier que ce soit le cas, car les dissidents ont été ma principale source d’information. Mais je tiens à signaler que même Antoine ne souhaite pas la disparition de la communauté, il est même le premier à rappeler qu’elle est porteuse de valeurs positives comme l’entraide et la solidarité. Son combat est contre la fermeture et la sujétion des enfants, et je ne peux qu’y souscrire !
Il n’y aura pas de suite, mais une adaptation en bande dessinée se précise. Avec mon livre, je me suis fait plaisir sur la forme, je ne voulais pas être en surplomb mais à hauteur d’homme. C’est avant tout un projet littéraire, qui va là où ne peuvent aller les caméras.
* La loi française interdit les unions entre ascendants et descendants, entre frères et sœurs, entre demi-frères et demi-sœurs, entre oncles et tantes et entre nièces et neveux.