« Le vrai visage de la Silicon Valley, c’est celui du capitalisme prédateur » – Le Comptoir

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  • Philippe Vion-Dury : « Le vrai visage de la Silicon Valley, c’est celui du capitalisme prédateur » – Le Comptoir
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    Le Comptoir : Le numérique est souvent vu comme démocratique et porteur de nouvelles libertés. Pour vous, il est cependant responsable d’une « nouvelle servitude volontaire » en édifiant un modèle sécuritaire, sans surprise, et où les individus sont à la fois normalisés et isolés les uns des autres. Sur quels arguments s’appuient ces critiques ? Les nouvelles technologies sont-elles mauvaises en soi, ou bien est-ce leur utilisation qui est mauvaise ?

    phillipePhilippe Vion-Dury : Peut-être faut-il commencer par expliciter l’expression « nouvelle servitude volontaire » dans ce contexte. Il y a servitude, car de grandes multinationales des nouvelles technologies numériques font tout pour prédire nos désirs, comportements et potentiels afin de mieux les contrôler, les orienter ou les dicter – se rendre maîtres de nous. Cette servitude est volontaire dans la mesure où ce contrôle, ce pouvoir, s’exerce par la médiation d’outils et de plateformes que nous utilisons volontairement et quotidiennement comme Facebook, Netflix, Uber, Spotify ou Google. Ce sont les algorithmes de ces entreprises qui construisent notre monde social (le fil d’actualités), nos recherches (les résultats après requête), définissent le trajet le plus court, le partenaire idéal, la prochaine chanson à écouter ou vidéo à visionner. Enfin, cette servitude volontaire est “nouvelle”, car ce pouvoir qui émerge n’est pas une domination à l’ancienne, où l’on nous dit quoi faire ou ne pas faire avec des ordres et des interdits, – patriarcale et disciplinaire –, mais une domination infiniment plus soft, insidieuse, bienveillante, immanente au champ social, agissant par la multiplication des suggestions, incitations, conseils, recommandations… J’essaie de ramasser cette idée à la fin du livre en opposant la figure très actuelle de Big Mother à celle, selon moi révolue, de Big Brother.

    Peut-être une autre “société numérique” est-elle possible, mais disons que le numérique permet un développement du libéralisme en accouchant d’une sorte de « libéralisme algorithmiquement régulé » – une expression absolument affreuse. L’alliance entre Wall Street et la Silicon Valley est facilitée par une résonance entre le capitalisme libéral et la “société numérique” imaginée par les cybernéticiens : tous deux reposent sur une axiomatique des systèmes auto-régulés, tous deux envisagent les hommes de manière non-humaine, tous deux se placent dans une perspective saint-simonienne et envisagent, vous l’avez dit, le bon gouvernement comme une « saine administration des choses » qui se ferait par l’application de lois (économiques, communicationnelles, etc), et tous deux haïssent, en conséquence, le politique, l’humain, l’indétermination, le hasard, l’erreur ou l’affect.

    Mais attention, ce ne sont pas les nouvelles technologies elles-mêmes qui empêchent l’autonomie (ou l’auto-institution politique, qu’il faudrait prendre le temps de définir plus longuement), mais plutôt l’hétéronomie dont elles sont vectrices. Ces mêmes technologies pourraient avoir une place dans une société réellement autonome, même si leur visage serait certainement bien différent. Mais, il est difficile de nier que ces technologies renforcent aujourd’hui l’hétéronomie à deux têtes (la Silicon Valley et Wall Street) au détriment de l’autonomie. Cela doit mener à deux conclusions. La première est que lutter pour une société nouvelle en s’en remettant exclusivement aux nouvelles technologies (éthique des hackers et makers) ou au contraire en rejetant en bloc celles-ci (néo-luddisme et rejet en bloc des technologies modernes) serait une erreur : le recours aux technologies porte le risque de renforcer le pouvoir en place, leur rejet porte celui de passer à côté de leurs bienfaits éventuels dans l’organisation d’une société meilleure. La seconde conclusion est qu’il faut redonner ses lettres de noblesse à la critique de la technologie, longtemps mise de côté par la “critique classique” française.

    #Silicon_Valley #idéologie_californienne #politique_numérique