Faut-il interdire les réseaux sociaux avant 15 ans ? (2/2) - L’Humanité
▻https://www.humanite.fr/en-debat/ecrans/faut-il-interdire-les-reseaux-sociaux-avant-15-ans-2-2
Interdire, c’est faire croire qu’on peut régler une question de société par décret. C’est renoncer à éduquer et à mettre en œuvre les lois de protection
Anne Cordier
Professeure des universités en sciences de l’information et de la communication
L’idée peut sembler séduisante : interdire les réseaux sociaux numériques aux moins de 15 ans. Simple, claire, efficace, voilà que nous avons trouvé la solution pour résoudre les vulnérabilités psychosociales des adolescentes et adolescents, le (cyber) harcèlement, l’exposition à des contenus violents, la désinformation… Quelle illusion ! Une illusion qui laisse à penser qu’il existe à ce sujet un vide juridique. Or, la loi française fixe déjà une majorité numérique à 15 ans. En dessous de cet âge, l’autorisation parentale est obligatoire pour ouvrir un compte. Encore faut-il que cette loi, poussée par les mêmes hommes et femmes politiques qui aujourd’hui entretiennent le sentiment d’un laxisme juridique, soit connue, et appliquée.
Au niveau européen, le Digital Services Act (DSA) est clair : obligation de modération renforcée, interdiction de ciblage publicitaire des mineurs, transparence des algorithmes, tests d’impact… Ces mesures peuvent protéger efficacement les jeunes internautes… si elles sont mises en œuvre. Mais les plateformes traînent, évidemment. Et les États, eux, préfèrent parfois les slogans à l’action. Parmi ces slogans, l’illusion, encore : celle de faire croire que les technologies de vérification d’âge sont fiables, et éthiques.
Faut-il rappeler que les interdictions contournées isolent les acteurs au lieu de les protéger ? Que bannir les réseaux, c’est aussi retirer à ces adolescentes et adolescents des espaces de découverte, d’information, de culture, de lien social ? Oui, les jeunes lisent la presse en ligne. Oui, ils s’ouvrent au monde grâce aux réseaux sociaux numériques, s’engagent dans des mouvements en ligne qui ont un impact réel sur le monde physique. Évidemment, point d’illusion non plus de la part de l’autrice de ces lignes : les dangers sont réels. Contenus violents, algorithmes délétères, effets problématiques sur la santé psychique : nul ne les nie. Mais interdire en bloc, c’est faire croire qu’on peut régler une question de société par décret. C’est refuser d’affronter la richesse des pratiques numériques. C’est renoncer à éduquer.
Sur le même thème
Les réseaux sociaux nuisent-ils à la démocratie ?
L’éducation, justement. Parlons-en. Vraiment. L’accompagnement, le dialogue, la coéducation. Ce sont nos responsabilités collectives. Et si on les assumait ? La convention internationale des droits de l’enfant reconnaît aux adolescents le droit à l’information. Offrons-leur, dans notre régime démocratique, la liberté d’en disposer, accompagnés, encadrés, respectés.
Et puis, fin de l’illusion, disons-le franchement : ce ne sont pas les ados qui ont inventé la dépendance à des modèles économiques toxiques, les appels visio à des heures indues, ni les scrolls nocturnes sans fin. À tout âge, l’attention est convoitée, captée, monétisée. La déconnexion est un droit. L’apprendre est un devoir. Pour tous. Alors, surtout, ne levons pas les yeux. Ne détournons pas le regard. Regardons le monde. En face. Ensemble.
Pour aller plus loin
Numérique. On arrête tout et on réfléchit !, d’Yves Marry, éditions Rue de l’échiquier, 2024.
Les Enfants et les écrans. Mythes et réalités, d’Anne Cordier, éditions Retz, 2023.
Grandir informés. Les pratiques informationnelles des enfants, adolescents et jeunes adultes, d’Anne Cordier, C & F éditions, 2023.
Derrière l’écran. Combattre l’explosion de la pédocriminalité en ligne, de Véronique Béchu, Stock, 2024.
Barbarie numérique. Une autre histoire du monde connecté, de Fabien Lebrun, éditions l’Échappée, 2025