Sur un tissu bleu à douze étoiles dorées, par Régis Debray (Le Monde diplomatique, août 2017)

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  • Debray, à lire — absolument — fins gourmets

    https://www.monde-diplomatique.fr/2017/08/DEBRAY/57764

    Qu’a-t-elle d’européenne notre Europe recouverte d’un bleu manteau de supermarkets, le successeur du blanc manteau d’églises, avec, çà et là, et en supplément d’âme, des musées en forme de blockhaus où venir remplir en bâillant ses obligations culturelles ? Il y avait plus d’Europe à l’âge des monastères, quand l’Irlandais Colomban venait semer ses abbayes aux quatre coins du continent. Plus, à la bataille de Lépante, quand Savoyards, Génois, Romains, Vénitiens et Espagnols se ruèrent au combat contre la flotte du Grand Turc, sous la houlette de don Juan d’Autriche. Plus, à l’âge pacifique des Lumières, quand Voltaire venait taper le carton à Sans-Souci avec Frédéric II, ou quand Diderot tapait sur l’épaule de Catherine II à Saint-Pétersbourg. Plus, à l’âge des Voyageurs de l’impériale, quand Clara Zetkin remuait le cœur des ouvriers français, et Jean Jaurès les congrès socialistes allemands. Le russe et l’allemand s’enseignaient cinq fois plus dans nos lycées en 1950 qu’aujourd’hui ; il y avait alors plus d’Italie en France et de France en Italie qu’il n’y en a à présent. Nous suivons de jour en jour les péripéties de la politique intérieure américaine, et une quinte de toux de Mme Hillary Clinton en campagne fait l’ouverture de nos journaux télévisés, mais nous n’avons pas dix secondes pour un changement de paysage en Roumanie ou en Tchéquie. Les satellites de diffusion et notre paresse intellectuelle mettent New York sur notre palier, Varsovie dans la steppe et Moscou au Kamtchatka.

    M. Donald Tusk, président du Conseil européen, qui s’adresse en globish à ses divers interlocuteurs, paraît bien moins européen que l’empereur Charles Quint, qui parlait espagnol à Dieu, italien aux femmes, français aux hommes et allemand à son cheval. Sur la trentaine d’agences centralisées de l’Union, vingt et une présentent leur site uniquement en anglais, et la loi travail en Italie s’appelle le Jobs Act. Voir les fonctionnaires de Bruxelles communiquer dans la seule langue qui, depuis le Brexit, n’est plus celle que d’un de ses membres, l’Irlande, ne manque pas de cocasserie. Ceux qui déplorent que cette Carthage babillarde devienne une vaste Suisse devraient plutôt nous donner cette confédération en exemple : on y parle couramment, comme tout Européen se devrait de le faire, trois, voire quatre langues majeures.

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