Amir Taaki, le guerrier anarchiste du Web

/amir-taaki-le-guerrier-anarchiste-du-we

  • Amir Taaki, le guerrier anarchiste du Web

    http://www.lemonde.fr/festival/article/2017/07/29/amir-taaki-le-guerrier-anarchiste-du-web_5166476_4415198.html

    Après ses combats avec les Kurdes en Syrie, le codeur libertaire surdoué anglo-iranien, pionnier du bitcoin, veut créer un camp d’entraînement haut de gamme pour cyberactivistes.


    Amir Taaki, hackeur et révolutionnaire, dans la ville de Broadstairs (Angleterre) où il a grandi, le 19 juillet 2017.

    Un vaste squat encombré et mal tenu abritant une vingtaine de personnes, dans le centre de Romford, une ville de la banlieue de Londres. Amir Taaki occupe une chambre exiguë au troisième étage. Fébrile, il rêve d’être ailleurs, loin, pour lancer un de ces projets ambitieux et radicaux dont il a le secret.

    Amir Taaki, 29 ans, né au Royaume-Uni d’une mère anglaise et d’un père iranien, est une célébrité dans la communauté internationale des hackeurs. Codeur surdoué, militant du logiciel libre, développeur de jeux vidéo, il fut aussi un pionnier du bitcoin, la principale monnaie électronique en circulation sur Internet.

    En 2014, il dirigea l’équipe de codeurs bénévoles qui créa Dark Wallet, un portefeuille de bitcoins sécurisé et anonyme. Grâce à une architecture complexe, Dark Wallet permet d’échanger des bitcoins en ne laissant aucune trace identifiable sur la blockchain, le registre mondial des transactions.

    Pour cela, Amir parvint à faire travailler ensemble des hackeurs d’horizons différents, depuis les résidents des « colonies éco-industrielles post-capitalistes » de Catalogne, jusqu’à Cody Wilson, un Texan qui fabrique de véritables armes à feu chez lui avec une imprimante 3D.
    Pour les hackeurs et les anarchistes, Dark Wallet est un instrument de liberté, permettant d’échapper à la surveillance des banques et des Etats. C’est aussi l’outil idéal pour frauder le fisc et se livrer à toutes sortes de trafics illicites – ce qui ne déplaît pas vraiment à Amir, anarchiste avant tout.

    Système informatique de démocratie directe au Kurdistan

    Fin 2014, alors qu’il termine la mise au point de Dark Wallet, il entend parler du Rojava (ou Kurdistan occidental), ce territoire du nord-est de la Syrie tenu par les Kurdes de l’YPG (les Unités de protection du peuple) grâce à l’aide militaire des Etats-Unis. Sur Internet, il découvre que, malgré la guerre, cette enclave serait administrée de façon égalitaire et solidaire, selon les principes du « confédéralisme démocratique » théorisé par le leader kurde de Turquie Abdullah Öcalan.

    Amir est totalement séduit : « En tant qu’anarchiste, j’ai senti que mon devoir était d’aller là-bas pour aider ces gens à faire perdurer cette expérience unique au monde. » Il contacte des responsables du Rojava sur Facebook : « Je leur ai proposé mes services, en expliquant que j’avais diverses compétences : l’informatique, les maths, le design, la finance… Ils ont fini par m’inviter. »

    Il rassemble alors le matériel dont il pense avoir besoin pour aider une petite ville à améliorer sa connexion à Internet – ordinateurs, câbles, antennes, connecteurs : « J’imaginais la mise en place d’un réseau local pour instaurer un système de démocratie directe, avec des débats et des votes en ligne. »
    En mars 2015, Amir part pour le Kurdistan irakien, lourdement chargé : « A mon arrivée, les policiers m’ont vu débarquer avec mon matériel, ça les a rendus très méfiants. J’ai passé ma première nuit en prison. » Dès le lendemain, il est récupéré par des officiers, puis emmené au Rojava. Le voyage est long et périlleux.

    Lorsqu’il arrive, rien ne se passe comme prévu : « A cette époque, la situation militaire du Rojava était critique, ils avaient surtout besoin de soldats. Ils m’ont enrôlé dans une unité combattante. Je n’avais aucune formation militaire, j’ai appris à me servir d’une kalachnikov sur le front. » Il participe à trois offensives contre l’Etat islamique, appuyées par l’US Air Force.

    Missions écolos à l’arrière du front contre l’EI

    Sa carrière militaire se termine à la fin de l’été 2015 : « Un commandant a découvert qui j’étais et m’a envoyé à l’arrière, dans la ville de Derika. » Cette fois, Amir est enrôlé dans un « comité économique ». Il travaille à la pose de panneaux solaires, à la production d’engrais, au recyclage des déchets, et en profite pour apprendre le kurde. Il est aussi chargé de discuter en ligne avec des volontaires occidentaux, et de faire un premier tri.

    En mai 2016, Amir décide de rentrer au Royaume-Uni pour organiser l’envoi d’aide au Rojava, mais aussi pour souffler, un peu. Mauvais calcul : à son arrivée à l’aéroport de Londres, il est arrêté et questionné par la police : « Ils savaient beaucoup de choses, ils me surveillaient depuis longtemps. Ils étaient au courant que je me battais du côté des Kurdes, mais ils me considéraient plus ou moins comme un terroriste gauchiste. »

    Après une nuit en détention, il est libéré sur intervention d’un avocat, mais une enquête est ouverte. Ses appareils électroniques et son passeport sont confisqués, il est assigné à résidence chez sa mère à Broadstairs, dans le sud-est du pays, avec obligation de pointer au poste de police trois fois par semaine : « Je mourais d’ennui. Au bout de six mois, j’ai décidé d’aller m’installer à Londres, chez des amis, et la police n’a pas réagi. »

    Il décide alors de voyager à travers l’Angleterre pour rencontrer des groupes anarchistes : « J’ai été déçu, je n’ai vu que des anarchistes de salon, bavards et superficiels. Pour eux, c’était un divertissement, un moyen d’avoir l’air cool. »

    Un camp d’entraînement haut de gamme pour hackeurs
    Puis il s’installe dans le squat de Romford, où il se plonge dans la lecture et la réflexion. Peu à peu, il décide de se fixer une nouvelle mission d’envergure : repolitiser le mouvement des hackeurs européens. Selon lui, cette communauté traverse une mauvaise passe : « Jadis, les hackeurs étaient des militants politiques animés par une vision globale. Ils voulaient utiliser les réseaux pour changer le monde, instaurer une société transparente, égalitaire, participative. Mais aujourd’hui, le mouvement s’est affadi. »

    Pour Amir, la décadence est illustrée par les hackerspaces, ces ateliers collectifs où chacun vient bricoler à sa guise : « Dans ces endroits, les gens s’intéressent exclusivement à la technique, sans projet social, c’est juste pour leur satisfaction personnelle. Ils ont créé un culte du gadget compliqué, ils fabriquent des jouets, des drones… Combien faudra-t-il ouvrir de restaurants végétariens et d’ateliers de réparation de vélos avant de s’apercevoir que c’est une impasse ? »
    De même, le bitcoin, qui aurait pu devenir un instrument de subversion du système bancaire, est tombé aux mains de spéculateurs et de businessmen. Pour ressusciter l’esprit militant des hackeurs, Amir imagine une stratégie sans doute inspirée par son expérience au Rojava : il va créer un camp d’entraînement haut de gamme pour hackeurs.

    « J’accueillerai des jeunes motivés, je leur apprendrai le code et les logiciels libres. Nous nous intéresserons aussi au matériel libre, pour créer des ordinateurs ouverts, modulables, modifiables. Par ailleurs, nous étudierons la philosophie, les critiques contemporaines du capitalisme, la démocratie participative. Nous ferons aussi de l’entraînement physique. »

    Il est persuadé d’être dans l’air du temps : « Tous les jeunes n’ont pas envie de mener une vie douillette avec, comme seule excitation, l’idée d’aller faire du shopping. Certains veulent qu’on leur propose une vie d’efforts, pour le bien commun. » Pour héberger sa future équipe, Amir aura besoin d’un bâtiment, dont il fera un lieu de travail et de vie communautaire. Il doit donc trouver des sponsors et une ville accueillante quelque part en Europe.

    « J’ai répondu que j’œuvrais pour le bien de mon pays. »

    En mai 2017, la justice britannique lui rend son passeport. Il quitte aussitôt l’Angleterre et part à la rencontre des hackeurs et des anarchistes européens : dans le quartier Exarchia, à Athènes, chez des zadistes du val de Suse, près de Turin… A nouveau, c’est la déception : « Ils sont très forts pour s’amuser et porter des vêtements hippies, mais c’est tout. »
    En juillet, il décide de retourner provisoirement en Angleterre, avec un but précis : profiter de ses relations dans le milieu du bitcoin pour lever des fonds, afin de financer son équipe de superhackeurs en résidence.

    Il contacte les professionnels du bitcoin et aussi de l’ether, une nouvelle monnaie électronique en pleine expansion, et demande à s’inscrire comme orateur dans leurs meet-ups, réunions informelles très prisées dans ce milieu : « Je vais y aller franchement. Je vais leur décrire mon projet et leur demander de l’argent sur-le-champ, tout en leur expliquant que ce n’est pas un investissement. Cela ne leur rapportera rien. »

    Mais à son arrivée à l’aéroport de Londres, la mauvaise surprise de l’année passée se répète. Il est arrêté par la police car l’enquête suivait son cours : « Cette fois, ils m’ont parlé de la Grèce, ils voulaient savoir ce que j’avais fait, qui j’avais rencontré, ce que j’en pensais. Les anarchistes grecs semblent les intéresser. J’ai répondu que j’œuvrais pour le bien de mon pays. »

    Il est relâché au bout de trois heures et la police confisque à nouveau son ordinateur et son téléphone : « Avec les lois antiterroristes, ils peuvent tout se permettre. Ils m’ont aussi obligé à livrer mes mots de passe et mes clés de chiffrement. »

    Stratégie future axée sur les crypto-monnaies

    Malgré cet incident, Amir rencontre comme prévu les professionnels londoniens des crypto-monnaies. D’emblée, certains se disent prêts à l’aider, comme le Français Stéphane Tual, ancien banquier chez BNP et Visa, puis cofondateur de l’association administrant l’ether, et patron d’une société utilisant cette crypto-monnaie pour gérer un service de partage et de location d’objets utilitaires.

    Selon lui, la stratégie d’Amir est plus réaliste qu’il n’y paraît : « Les gens l’écouteront et le soutiendront, parce que c’est une star. Sa réputation est impeccable, au niveau technique comme au niveau éthique. Il aurait pu devenir riche grâce au bitcoin, il a préféré aller risquer sa vie pour une juste cause. Je vais l’inviter à mon prochain meet-up, puis nous monterons une opération de financement en ethers. » Si l’argent commence à rentrer, Amir espère lancer sa nouvelle aventure dès cette année – de préférence dans une ville qui accepte ce genre d’initiative.