Dans la lutte contre le terrorisme, « évitons une justice prédictive »

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  • Dans la lutte contre le terrorisme, « évitons une justice prédictive »
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    Au barreau de Paris, la tradition veut qu’un groupe d’avocats choisis sur concours, les secrétaires de la Conférence, assure la défense pénale des plus modestes dans les affaires criminelles. Nous nous trouvons ainsi très souvent commis d’office dans des affaires de terrorisme. Or l’expérience quotidienne que nous avons de ces affaires sensibles nous préoccupe concernant cette justice à l’abri des regards.

    L’augmentation saisissante du contentieux lié au terrorisme islamiste nous amène aujourd’hui à alerter le public sur les risques que nous courrons, à brève et à lointaine échéance. En effet, à nos yeux, le cadre proposé pour traiter la matière terroriste s’éloigne de plus en plus des valeurs qui fondent notre système juridique, alors même que l’efficacité à long terme de ce système est loin d’être assurée.

    A l’heure où l’exécutif envisage d’intégrer définitivement dans le droit commun des dispositions de l’état d’urgence, il nous apparaît urgent de mener une réflexion de fond sur la justice antiterroriste. Une démarche indispensable, car la justice antiterroriste s’engage sur une voie périlleuse, celle d’une « justice prédictive » qui s’essaye à l’impossible exercice de sonder les âmes, de deviner les convictions réelles et les intentions supposées des mis en cause.

    Ce rôle nouveau est la conséquence d’une superposition de textes élaborés dans l’urgence et dans l’émotion, suite aux événements dramatiques de ces dernières années. Or il nous semble qu’en matière de lutte contre le terrorisme islamiste, nous ne pouvons plus nous contenter de réagir au coup par coup, sans penser, façonner et construire un système de justice antiterroriste cohérent et durable.

    Et toujours, #paywall

    • Dans une tribune au « Monde », les douze secrétaires de la Conférence du barreau de Paris, commis d’office dans des affaires de terrorisme, appellent à une réflexion de fond sur la politique antiterroriste.

      TRIBUNE. Au barreau de Paris, la tradition veut qu’un groupe d’avocats choisis sur concours, les secrétaires de la Conférence, assure la défense pénale des plus modestes dans les affaires criminelles. Nous nous trouvons ainsi très souvent commis d’office dans des affaires de terrorisme. Or l’expérience quotidienne que nous avons de ces affaires sensibles nous préoccupe concernant cette justice à l’abri des regards.

      L’augmentation saisissante du contentieux lié au terrorisme islamiste nous amène aujourd’hui à alerter le public sur les risques que nous courrons, à brève et à lointaine échéance. En effet, à nos yeux, le cadre proposé pour traiter la matière terroriste s’éloigne de plus en plus des valeurs qui fondent notre système juridique, alors même que l’efficacité à long terme de ce système est loin d’être assurée.
      A l’heure où l’exécutif envisage d’intégrer définitivement dans le droit commun des dispositions de l’état d’urgence, il nous apparaît urgent de mener une réflexion de fond sur la justice antiterroriste. Une démarche indispensable, car la justice antiterroriste s’engage sur une voie périlleuse, celle d’une « justice prédictive » qui s’essaye à l’impossible exercice de sonder les âmes, de deviner les convictions réelles et les intentions supposées des mis en cause.

      Réaction au coup par coup

      Ce rôle nouveau est la conséquence d’une superposition de textes élaborés dans l’urgence et dans l’émotion, suite aux événements dramatiques de ces dernières années. Or il nous semble qu’en matière de lutte contre le terrorisme islamiste, nous ne pouvons plus nous contenter de réagir au coup par coup, sans penser, façonner et construire un système de justice antiterroriste cohérent et durable.

      Trois pistes d’amélioration du dispositif juridique et judiciaire se dessinent, selon nous, et ce, aux fins de s’adapter à la diversité des profils des mis en cause. La première concerne la qualification juridique de l’association de malfaiteurs terroriste. En effet, le parquet de Paris fait le choix de retenir cette qualification pour la quasi-totalité des faits se rapportant de près ou de loin au phénomène djihadiste. En pratique, cette qualification couvre un champ bien trop large. Sont actuellement poursuivis sous cette qualification pénale le combattant armé et déterminé à passer à l’action, le frère d’un djihadiste installé en zone de combat auquel il a adressé un mandat de quelques dizaines d’euros, et le mineur de 15 ans, isolé, manipulé et désorienté se targuant de mener des actions djihadistes sur les réseaux sociaux.

      A regrouper ainsi des comportements aussi différents, nous laissons au juge la lourde tâche de séparer le bon grain de l’ivraie. Cette tâche est d’autant plus difficile que les enquêteurs sont particulièrement proactifs, au risque, parfois, de provoquer la commission de l’infraction par le biais, notamment, de cyberinfiltrations très poussées et invasives. Une des conséquences immédiates de cette globalisation du contentieux est le recours quasi systématique à la détention provisoire pour les individus majeurs, et ce, quelle que soit la gravité du comportement reproché. Or il serait parfaitement possible, aujourd’hui, de différencier, sur le plan juridique, par exemple les préparatifs d’attentats, les retours de zone de combat irako-syrienne ou encore le simple soutien moral et matériel…

      Le sens de la peine

      La deuxième piste de réflexion concerne le sens et la mesure de la peine. Nous observons actuellement une forte inflation de la durée des peines de prison prononcées par les tribunaux. Celle-ci est pourtant sans lien avec une quelconque évolution des comportements. Il en résulte une disproportion et, surtout, un évanouissement de toute réflexion autour du sens de la peine. En effet, les tribunaux semblent n’avoir d’autre objectif que de se borner à écarter de la société le plus longtemps possible toute personne pouvant représenter un risque – fût-il hypothétique – dans l’attente, vaine, d’un essoufflement du terrorisme islamiste et de ses causes.

      Or qui peut aujourd’hui encore prétendre que la prison n’est pas un lieu de radicalisation ? N’est-elle pas aujourd’hui devenue un « fait d’arme » pour ces individus qui n’accordent aucune légitimité au système judiciaire national ? Cette politique pénale ne sera-t-elle pas responsable de la récidive de demain ? Car la réalité est que rien en prison n’est organisé pour préparer le retour dans la société des personnes condamnées pour des faits de terrorisme. Plus que jamais, il est crucial de veiller à ce que les peines soient prononcées en fonction des faits et de leur gravité réelle, mais surtout de la personnalité du prévenu. Une sanction juste et individualisée est une sanction comprise, acceptée et donc utile.

      La troisième piste de réflexion concerne le régime carcéral en matière terroriste.
      Le durcissement progressif des conditions de détention est particulièrement inquiétant. L’annonce de la fermeture des unités dédiées, fin 2016, et l’annonce de la création du quartier d’évaluation de la radicalisation (QER) à la maison d’arrêt d’Osny nous font craindre l’instauration d’un régime de détention dérogatoire et contraire aux droits fondamentaux des détenus.

      « Zones de triage »

      Ces quartiers sont comparables à des « zones de triage ». Les détenus y sont placés pour une durée de quatre mois et font l’objet d’une évaluation qui aurait pour but d’apprécier leur degré de dangerosité, leur propension à la violence et les risques de prosélytisme. Il est prévu de créer six quartiers au sein des maisons centrales dans lesquelles seront affectés les détenus les plus violents.

      Or les premiers retours de ces QER expérimentaux sont alarmants : mélange des détenus quel que soit leur âge ou leur situation pénale (détention provisoire ou exécution de peine), fouilles à nu plusieurs fois par semaine, changement de cellule hebdomadaire, accès aux douches réduit, aucun accès aux activités scolaires ou professionnelles alors qu’elles sont justement les plus efficaces pour amorcer la « déradicalisation ». Plus étonnant encore, il ressort qu’en pratique, les entretiens avec les intervenants extérieurs, en charge de la « déradicalisation », sont non seulement rares, mais facultatifs.

      La justice antiterroriste interroge nécessairement l’ensemble des acteurs du monde judiciaire autant qu’elle pose la question des limites de notre démocratie. Il nous paraît donc essentiel d’inviter l’ensemble des acteurs de la lutte et de la justice antiterroriste à mener cette réflexion de fond sans délai.

      Jean-François Morant, Jérémie Nataf, Jérémie Boccara, Olivier Parleani, Gabriel Dumenil, François Ormillien, Fanny Vial, Marc Bailly, Olivia Ronen, Lucile Collot, Adèle Singh, François Gagey sont, par ordre, les douze secrétaires de la Conférence des avocats du barreau de Paris.