• En Suède, le chantier tortueux d’un « urbanisme féministe » - Libération
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    Deux adolescentes rieuses flânent dans le rayon fruits et légumes du supermarché du centre d’Husby, petite banlieue dans le nord de Stockholm. Pour venir jusqu’ici, elles sont passées par derrière et ont longé une route, où elles peuvent arrêter les voitures. Elles ont évité le centre du quartier. Au cas où. « On a peur de sortir quand il fait noir, et même en plein jour on doit faire attention à ce qu’on porte, pour ne pas attirer les regards », explique l’une d’elles, Elissa, 14 ans.

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    Des sondages menés dans le quartier par la municipalité de Stockholm montrent que de nombreuses femmes se sentent en danger dans le centre d’Husby, qu’elles décrivent souvent comme dominé par les hommes. De ce constat est né le premier projet d’« urbanisme féministe » en Suède, qui a commencé à prendre forme cet été. « Il faut des espaces publics pour tous, et il faut vraiment laisser les femmes décider de ce qui est important pour qu’elles aient envie d’en faire partie », explique la commissaire au logement de la ville de Stockholm, Ann-Margarethe Livh. « Les femmes se sentent plus en danger que les hommes, la problématique de la sécurité est donc liée à la problématique du genre », explique Nurcan Gültekin, en charge du projet au sein de l’entreprise municipale de logements Svenska Bostäder. Cet effort d’intégrer davantage les femmes dans l’espace public est aligné sur la politique de l’autoproclamé « premier gouvernement féministe du monde ».

    Mais le projet a également soulevé des questions d’inégalités sociales et de racisme dans un quartier où environ 65 % des habitants sont nés à l’étranger. Husby était par ailleurs l’épicentre des émeutes qui ont secoué Stockholm en 2013 et ont exposé au monde les faiblesses d’un pays souvent considéré comme un paradis social-démocrate. La police suédoise a décrit Husby comme un des quinze quartiers les plus « vulnérables » du pays en raison du trafic de drogue, de cambriolages et de quelques crimes par armes à feu. Depuis, le quartier a été régulièrement, et à tort, qualifié de « no-go zone » par les médias conservateurs internationaux.

    • Arrivée directement d’Afrique du Sud à Husby il y a huit ans, Michelle Tchetty ne se rend dans le centre du quartier qu’en cas d’extrême nécessité. « Je suis un genre de recluse », explique la professeure de maternelle, qui se dit particulièrement intimidée par les groupes de jeunes hommes qui occupent la zone. « Les femmes n’ont pas la même vie sociale que les hommes, ici. » En réponse à ces appréhensions, le projet consiste d’abord à rendre l’endroit plus rassurant. Un accès direct a par exemple été aménagé entre le supermarché et le parking, où les femmes se sentent particulièrement vulnérables. L’initiative prévoit également d’améliorer l’éclairage des rues entre le métro et les habitations.

      Au-delà de la sécurité, le centre du quartier doit aussi devenir plus hospitalier pour les femmes. Une auto-école va s’installer, pour que les femmes aient plus facilement accès à des leçons de conduite. Un salon de beauté va ouvrir ses portes, pour attirer davantage d’entre elles dans le centre. Un nouveau restaurant, Anatolia, a employé deux femmes cet été et cherche à en embaucher d’autres pour le reste de l’année. Nurcan Gültekin envisage aussi de construire à Husby une aire de jeux pour les enfants.

      « Plutôt que de dire que les hommes dominent l’espace public et que les femmes ont trop peur de s’y rendre, il faudrait peut-être retourner le problème et se demander comment rendre les espaces publics à nouveau nécessaires pour les femmes », explique l’architecte à l’Institut royal de technologie à Stockholm Elin Strand Ruin. Selon elle, l’urbanisme féministe peut notamment passer par la création d’espaces à double emploi, pour attirer les familles : un restaurant-aire de jeux ou un café-laverie, par exemple. « Il n’y a pas de réelle définition, et cela requiert un grand niveau de citoyenneté », explique-t-elle.

      L’idée d’inclure l’opinion des femmes dans les projets d’aménagement urbain, à Husby et dans les banlieues du même district au nord de Stockholm, a germé avant la naissance du projet d’urbanisme féministe. Le centre d’Husby, deux petites places bétonnées encadrées par des barres d’immeubles, a été construit dans les années 70 dans le cadre du « programme million », qui a permis la construction d’un million de nouveaux logements pour la classe ouvrière en dix ans. Dès 2009, la ville de Stockholm commence à entreprendre un programme de rénovation de ces habitations, à Husby et dans plusieurs banlieues alentours. De nombreuses réunions de quartier sont organisées afin d’informer les habitants. « Au début, il n’y avait que des hommes », se souvient Nurcan Gutelkin. Pour attirer plus de femmes, Svenska Bostader décide d’envoyer des lettres d’invitations deux semaines avant les réunions, qui ont désormais aussi lieu plus près des habitations. La technique fonctionne : de plus en plus de femmes sont présentes, et font part de leurs inquiétudes. En même temps, à Husby, Svenska Bostader et d’autres associations recueillent l’opinion des femmes sur l’espace public et la sécurité. Plus de 15000 femmes participent. Elles sont invitées à coller des pastilles de couleur sur une carte : jaune, où elles habitent, verte, où elles se sentent en sécurité, et rouge, où elles se sentent en danger. Le centre d’Husby n’est plus qu’un océan de pastilles rouges.

      Il faudra un certain temps pour que ce constat se mue en solutions concrètes. « Svenska Bostader travaille pour intégrer les femmes depuis 2009, mais cela devient une décision politique dédiée au centre d’Husby à partir de 2015 », explique Nurcan Gutelkin. La commissaire au logement fraichement nommée Ann-Margarethe Livh et cinq autres femmes se réunissent en février 2015 dans la petite bibliothèque municipale d’Husby. Parmi elles, des habitantes du quartier, la précédente directrice du projet au sein de Svenska Bostader Helen Larsson, et la présidente de l’époque de l’organisation pour femmes de banlieues Meufs de la rue, Banar Sabet. « Je voulais vraiment créer une méthode positive, la méthode Husby pour la démocratisation de la prise de décision », se souvient Banar Sabet.

      Aujourd’hui, Banar Sabet est déçue. Selon elle, le projet est vite passé des mains des habitantes à celles d’experts venus de la ville, dont les opinions ont été davantage valorisées. Elle remet notamment en cause l’implication de l’architecte de l’Institut royal de technologie Elin Strand Ruin, invitée à animer six ateliers dans le quartier. « D’un point de vue égalitaire, ce projet est une catastrophe », déplore Banar Sabet. La théorie universitaire aurait selon elle dû être mise à niveau égal avec la pratique des habitants, et cela n’a pas été le cas. Elin Strand Ruin a conscience de ces critiques : « Je suis blanche, chrétienne, et de classe moyenne. Je peux motiver mes raisons de participer, mais il faut bien sûr avoir conscience des inégalités de pouvoir. »

    • Ni Elin Strand Ruin, ni Banar Sabet ne sont plus impliquées dans le projet, mis concrètement en oeuvre depuis avril, et qui a peu à peu été happé dans un tourbillon médiatique et politique. L’attention s’est déplacé rapidement de l’égalité des genres dans l’espace public à une polémique sur l’islam et la place des femmes. Une activiste féministe et résidente d’Husby, Zeliha Dagli, publie un éditorial en juin 2015 dans le journal Aftonbladet qui pointe l’extrémisme religieux à Husby. « Je ne peux rien faire quand mes droits sont restreints et contrôlés dans ma zone résidentielle. Toutes les « ombres barbues » me font peur », écrit-elle dans cet article en forme d’appel au secours.
      Les Meufs de la rue publient une réponse, arguant que l’expérience de Zeliha Dagli ne représente pas toute la vérité, et que l’oppression des femmes n’est pas limitée aux confins du quartier. « Que certains hommes veuillent forcer les femmes à porter le voile et d’autres à l’enlever est le symbole d’une société où les femmes n’ont pas toutes leurs libertés » , écrivent-elles.

      Ce glissement du débat de féminisme à islam n’est que trop commun, selon Victoria Kawesa, la nouvelle leader du parti Initiative féministe. « La société dominante explique tout ce qu’il se passe dans ces quartiers par l’envahissement des islamistes, estime-t-elle. Sauver des femmes à la peau noire et foncée d’hommes à la peau noire et foncée devient un projet féministe, et c’est partout pareil. »
      Quartier oublié

      Arrivée d’Ouganda à neuf ans, Victoria Kawesa a grandi dans la banlieue nord de Stockholm. Elle concentre son action politique sur l’intersection entre féminisme et racisme. « On ne peut pas avoir de féminisme en banlieue si on a toujours du racisme, les deux vont de pair », explique-t-elle. Comme elle, Girmay Fisehatsion, propriétaire d’un magasin d’informatique à Husby depuis 2007, pense que le problème est systémique. Ce réfugié érythréen dit se faire cambrioler deux fois par mois en moyenne. Il connaît souvent les auteurs de ces crimes depuis qu’ils sont enfants, soupire-t-il, en soulignant le manque de débouchés dans le quartier. À Husby, le chômage est de 8,9% en moyenne, contre 1,7% dans le centre de Stockholm et 3,7% en moyenne pour l’ensemble de la ville, dont la périphérie.

      « Nous soutenons le mouvement féministe, mais ça ne suffit pas, assène Salam Kurda, président de l’association des commerces d’Husby, qui attend des résultats concrets. Tous ces problèmes viennent du fait que la société a trop longtemps oublié l’existence de ce quartier. » Un sentiment partagé par Nurcan Gutelkin. « Le problème est structurel, soutient-elle. En tant qu’entreprise de logement, on fait ce qu’on peut. » Au-delà du projet d’urbanisme féministe, la ville de Stockholm a prévu de construire deux tours de 600 habitations à Husby, sur d’anciens parkings prisés pour le trafic de drogues. Ce doit être le plus gros investissement dans le quartier depuis sa création, il y a plus de quarante ans. Elissa et son amie sont optimistes. « Je m’amuse bien ici, je ne veux pas déménager, dit Elissa. J’espère qu’Husby peut faire figure d’exemple, pour montrer que les choses peuvent changer. »