Arrivée directement d’Afrique du Sud à Husby il y a huit ans, Michelle Tchetty ne se rend dans le centre du quartier qu’en cas d’extrême nécessité. « Je suis un genre de recluse », explique la professeure de maternelle, qui se dit particulièrement intimidée par les groupes de jeunes hommes qui occupent la zone. « Les femmes n’ont pas la même vie sociale que les hommes, ici. » En réponse à ces appréhensions, le projet consiste d’abord à rendre l’endroit plus rassurant. Un accès direct a par exemple été aménagé entre le supermarché et le parking, où les femmes se sentent particulièrement vulnérables. L’initiative prévoit également d’améliorer l’éclairage des rues entre le métro et les habitations.
Au-delà de la sécurité, le centre du quartier doit aussi devenir plus hospitalier pour les femmes. Une auto-école va s’installer, pour que les femmes aient plus facilement accès à des leçons de conduite. Un salon de beauté va ouvrir ses portes, pour attirer davantage d’entre elles dans le centre. Un nouveau restaurant, Anatolia, a employé deux femmes cet été et cherche à en embaucher d’autres pour le reste de l’année. Nurcan Gültekin envisage aussi de construire à Husby une aire de jeux pour les enfants.
« Plutôt que de dire que les hommes dominent l’espace public et que les femmes ont trop peur de s’y rendre, il faudrait peut-être retourner le problème et se demander comment rendre les espaces publics à nouveau nécessaires pour les femmes », explique l’architecte à l’Institut royal de technologie à Stockholm Elin Strand Ruin. Selon elle, l’urbanisme féministe peut notamment passer par la création d’espaces à double emploi, pour attirer les familles : un restaurant-aire de jeux ou un café-laverie, par exemple. « Il n’y a pas de réelle définition, et cela requiert un grand niveau de citoyenneté », explique-t-elle.
L’idée d’inclure l’opinion des femmes dans les projets d’aménagement urbain, à Husby et dans les banlieues du même district au nord de Stockholm, a germé avant la naissance du projet d’urbanisme féministe. Le centre d’Husby, deux petites places bétonnées encadrées par des barres d’immeubles, a été construit dans les années 70 dans le cadre du « programme million », qui a permis la construction d’un million de nouveaux logements pour la classe ouvrière en dix ans. Dès 2009, la ville de Stockholm commence à entreprendre un programme de rénovation de ces habitations, à Husby et dans plusieurs banlieues alentours. De nombreuses réunions de quartier sont organisées afin d’informer les habitants. « Au début, il n’y avait que des hommes », se souvient Nurcan Gutelkin. Pour attirer plus de femmes, Svenska Bostader décide d’envoyer des lettres d’invitations deux semaines avant les réunions, qui ont désormais aussi lieu plus près des habitations. La technique fonctionne : de plus en plus de femmes sont présentes, et font part de leurs inquiétudes. En même temps, à Husby, Svenska Bostader et d’autres associations recueillent l’opinion des femmes sur l’espace public et la sécurité. Plus de 15000 femmes participent. Elles sont invitées à coller des pastilles de couleur sur une carte : jaune, où elles habitent, verte, où elles se sentent en sécurité, et rouge, où elles se sentent en danger. Le centre d’Husby n’est plus qu’un océan de pastilles rouges.
Il faudra un certain temps pour que ce constat se mue en solutions concrètes. « Svenska Bostader travaille pour intégrer les femmes depuis 2009, mais cela devient une décision politique dédiée au centre d’Husby à partir de 2015 », explique Nurcan Gutelkin. La commissaire au logement fraichement nommée Ann-Margarethe Livh et cinq autres femmes se réunissent en février 2015 dans la petite bibliothèque municipale d’Husby. Parmi elles, des habitantes du quartier, la précédente directrice du projet au sein de Svenska Bostader Helen Larsson, et la présidente de l’époque de l’organisation pour femmes de banlieues Meufs de la rue, Banar Sabet. « Je voulais vraiment créer une méthode positive, la méthode Husby pour la démocratisation de la prise de décision », se souvient Banar Sabet.
Aujourd’hui, Banar Sabet est déçue. Selon elle, le projet est vite passé des mains des habitantes à celles d’experts venus de la ville, dont les opinions ont été davantage valorisées. Elle remet notamment en cause l’implication de l’architecte de l’Institut royal de technologie Elin Strand Ruin, invitée à animer six ateliers dans le quartier. « D’un point de vue égalitaire, ce projet est une catastrophe », déplore Banar Sabet. La théorie universitaire aurait selon elle dû être mise à niveau égal avec la pratique des habitants, et cela n’a pas été le cas. Elin Strand Ruin a conscience de ces critiques : « Je suis blanche, chrétienne, et de classe moyenne. Je peux motiver mes raisons de participer, mais il faut bien sûr avoir conscience des inégalités de pouvoir. »