Tu réponds au livre de Bouteldja que « Ce qui nous rassemble, ce ne sont pas des racines authentiques à reconquérir, mais une communauté d’expériences de la domination raciste ». Ne s’affaiblit-on pas lorsqu’on ne se définit qu’en négatif ?
Les catégories comme « racisé.e.s » n’existent qu’en négatif. C’est dangereux de leur donner un sens positif, même si c’est dans le but de faire revivre une fierté. En France, quand on dit « Lui, il est arabe », une grille sociale de lecture fait que tu crois savoir ce que ça signifie qu’être arabe. Mais ça ne te dit en fait rien des racines réelles, souvent plus complexes – berbères, judéo-berbères, maghrébines, moyen-orientales… Je sais qu’on me considère comme une Arabe, au même titre qu’une Égyptienne ou un Irakien. Mais en fait, qu’est-ce que je partage avec eux en termes de langue, d’héritage culturel ou de pratiques quotidiennes ? Presque rien. Nos parents sont nés dans des pays éloignés les uns des autres, parlent différents dérivés de l’arabe, ne pratiquent pas la religion de la même manière… On n’a pas tous la même religion, on n’a d’ailleurs pas tous une religion… Bref, je crains qu’on ne fantasme un terreau commun qui n’existe pas, et que, pour le créer, on soit obligés d’aller puiser dans les représentations dominantes, fondamentalement racistes. « Nous n’avons pas le devoir d’être ceci, ou cela », écrivait Fanon : lutter contre le système raciste, c’est simultanément reconnaître sa condition de racisé et refuser de s’y laisser enfermer.
Mes parents sont nés et ont passé leur jeunesse en Algérie, moi je suis née ici. Je comprends l’algérien, mais ne le parle pas. J’ai deux passeports, deux pays, mais c’est résiduel dans mon identité – ce qui bien sûr, je le sais, n’est pas le cas de tout le monde. Si on entre dans les détails, je ne suis pas arabe. Ma mère est kabyle, mon père a une grand-mère mauritanienne, et j’accepte cette complexité. Je me dis arabe parce que c’est comme ça que je suis perçue. Il ne s’agit pas de renier ses racines ou de s’abandonner à l’acculturation, mais de reconnaître qu’on est tous différents. L’identité ne peut pas constituer une base politique, seule l’expérience commune du racisme le peut.
C’est la même chose pour les femmes. Pour que le patriarcat tienne, on a dû injecter plein de positif dans la féminité. Les femmes ont plein de qualités, qui sont exaltées – la douceur, la compréhension… – pour mieux maquiller notre statut inférieur en « différence ». Les hommes devraient d’ailleurs aller voir du côté de ces qualités qu’on a laissées en lot de consolation aux femmes !