« À la croisée du féminisme et de l’antiracisme »

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  • « À la croisée du féminisme et de l’antiracisme » - CQFD, mensuel de critique et d’expérimentation sociales
    http://cqfd-journal.org/A-la-croisee-du-feminisme-et-de-l

    On avait lu avec intérêt ce texte bien balancé [1] où une certaine Mélusine répondait, sans tomber dans les pièges de la polémique attendue, au livre de Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous. S’y exprimait le point de vue d’une jeune féministe « racisée ». CQFD a rencontré l’auteure rue de La Roquette, au lendemain de la Marche pour la dignité et contre le racisme, le 19 mars dernier à Paris.

    • Tu réponds au livre de Bouteldja que « Ce qui nous rassemble, ce ne sont pas des racines authentiques à reconquérir, mais une communauté d’expériences de la domination raciste ». Ne s’affaiblit-on pas lorsqu’on ne se définit qu’en négatif ?

      Les catégories comme « racisé.e.s » n’existent qu’en négatif. C’est dangereux de leur donner un sens positif, même si c’est dans le but de faire revivre une fierté. En France, quand on dit « Lui, il est arabe », une grille sociale de lecture fait que tu crois savoir ce que ça signifie qu’être arabe. Mais ça ne te dit en fait rien des racines réelles, souvent plus complexes – berbères, judéo-berbères, maghrébines, moyen-orientales… Je sais qu’on me considère comme une Arabe, au même titre qu’une Égyptienne ou un Irakien. Mais en fait, qu’est-ce que je partage avec eux en termes de langue, d’héritage culturel ou de pratiques quotidiennes ? Presque rien. Nos parents sont nés dans des pays éloignés les uns des autres, parlent différents dérivés de l’arabe, ne pratiquent pas la religion de la même manière… On n’a pas tous la même religion, on n’a d’ailleurs pas tous une religion… Bref, je crains qu’on ne fantasme un terreau commun qui n’existe pas, et que, pour le créer, on soit obligés d’aller puiser dans les représentations dominantes, fondamentalement racistes. « Nous n’avons pas le devoir d’être ceci, ou cela », écrivait Fanon : lutter contre le système raciste, c’est simultanément reconnaître sa condition de racisé et refuser de s’y laisser enfermer.

      Mes parents sont nés et ont passé leur jeunesse en Algérie, moi je suis née ici. Je comprends l’algérien, mais ne le parle pas. J’ai deux passeports, deux pays, mais c’est résiduel dans mon identité – ce qui bien sûr, je le sais, n’est pas le cas de tout le monde. Si on entre dans les détails, je ne suis pas arabe. Ma mère est kabyle, mon père a une grand-mère mauritanienne, et j’accepte cette complexité. Je me dis arabe parce que c’est comme ça que je suis perçue. Il ne s’agit pas de renier ses racines ou de s’abandonner à l’acculturation, mais de reconnaître qu’on est tous différents. L’identité ne peut pas constituer une base politique, seule l’expérience commune du racisme le peut.

      C’est la même chose pour les femmes. Pour que le patriarcat tienne, on a dû injecter plein de positif dans la féminité. Les femmes ont plein de qualités, qui sont exaltées – la douceur, la compréhension… – pour mieux maquiller notre statut inférieur en « différence ». Les hommes devraient d’ailleurs aller voir du côté de ces qualités qu’on a laissées en lot de consolation aux femmes !

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    je suis arrivée à une vision critique de la société par le #féminisme. Ce que j’ai d’abord lu sur les #discriminations, ce sont notamment les textes de Christine Delphy : sa façon de parler de la « production ménagère » m’a influencée. Dans la société française, on formule plus facilement le fait qu’on est discriminée en tant que femme qu’en tant qu’Arabe. Le milieu social joue aussi. Mes parents sont profs, j’ai grandi dans une banlieue très mixte de Paris, pas « en quartier ». Même si ça ne constituait pas une part énorme de mon identité d’ado, j’ai rapidement pris conscience de la montée du #racisme, du FN.

    Via Twitter, j’ai rencontré des femmes arrivées au #militantisme « par l’autre côté » : en se découvrant d’abord noire ou arabe. Je suis tombée sur tout un microcosme de collectifs de femmes en ébullition, et j’ai découvert les questions de l’#afroféminisme, de l’#intersectionnalité. J’avais déjà participé à des groupes de parole entre femmes, non mixtes (même si ça faisait encore polémique dans les milieux militants), mais j’ai découvert que la #non-mixité racisée était encore moins acceptée.

    Enfin, mon cheminement militant s’est aussi fait par les sciences sociales. J’ai eu l’occasion de travailler pour une enquête de l’Insee sur l’immigration. Une des variables de l’enquête, c’était le pays de naissance des parents. Une approche forcément biaisée. Pour prendre mon exemple : mes parents sont nés en France, ou plutôt en Algérie française. Cette #catégorie administrative occulte l’expérience quotidienne du racisme. De même pour les personnes issues des DOM-TOM : on n’a aucun moyen de saisir leur expérience spécifique, puisque les statistiques ethniques sont interdites. Il y a à peine dix ou quinze ans que des sociologues (blancs pour la plupart) se penchent sur ce hiatus.